Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1867, tome 1.djvu/154

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de mesurer des royaumes avec ses faibles pieds; combien moins encore se fatiguera-t-elle, celle qui a pour voler les ailes de l'amour, surtout lorsque ces ailes doivent la diriger vers un si cher objet et de perfections aussi divines que Messire Protée !

LUCETTA. — II vaudrait mieux patienter jusqu'au retour de Protée.

JULIA. — Oh ! ne sais-tu pas que ses regards sont l'aliment de mon âme ? Plains-moi pour la disette où je dépéris, soupirant depuis si longtemps après cette nourriture. Si tu connaissais les émotions intimes de l'amour, tu saurais qu'autant vaudrait allumer du feu avec de la neige que chercher à éteindre le feu de l'amour avec des paroles.

LUCETTA. — Je ne cherche pas à éteindre le feu ardent de votre amour, mais à en modérer l'extrême violence, de crainte qu'il ne brûle au delà des bornes de la raison.

JULIA. — Plus tu essayes de le contenir et plus il brûle. Le courant qui glisse avec un doux murmure, tu le sais bien, lorsqu'il est arrêté, bouillonne avec une colère impatiente, mais, lorsque son cours naturel n'est pas empêché, il rend une délicieuse musique en passant sur les cailloux émaillés, et donne un doux baiser à tous les roseaux qu'il rencontre dans son pèlerinage ; c'est ainsi, en s'amusant à mille capricieux retards, que par mille détours sinueux il s'achemine vers le tumultueux Océan. Laisse-moi donc aller et n'empêche pas mon cours ; je serai patiente comme un doux ruisseau et je saurai trouver un plaisir dans la fatigue de chacun de mes pas jusqu'à ce que le dernier m'ait enfin conduite près de mon amour ; là je me reposerai alors, comme après bien des tourmentes une âme bienheureuse se repose dans les champs Élysées.

LUCETTA. — Mais sous quel costume voyagerez-vous ?

JULIA. — Je ne voyagerai pas avec des habits de femme, car je veux éviter les agressions grossières des hommes entreprenants. Bonne Lucetta, procure-moi un costume qui puisse convenir à un page de bonne naissance.

LUCETTA. — II faut alors que Votre Seigneurie coupe ses cheveux.