Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1872, tome 9.djvu/50

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mesurant ses sentiments sur les miens, qui sont d’autant plus occupés qu’ils sont plus solitaires9, j’ai poursuivi ma fantaisie, sans poursuivre la sienne, et j’ai évité avec plaisir celui qui avait plaisir à m’éviter.

MONTAIGU. — On l’a vu bien des matinées déjà en cet endroit, augmentant par ses larmes la fraîche rosée du matin, ajoutant par ses profonds soupirs des nuages aux nuages ; mais tout aussitôt que le soleil qui porte la joie à tout l’univers, commence au plus lointain de l’orient à ouvrir les rideaux d’ombres du lit de l’Aurore, mon fils mélancolique se sauve au logis pour éviter la lumière, et là s’enfermant tout seul dans sa chambre, clôt ses fenêtres, tire le verrou à la belle lumière du jour, et se compose une nuit artificielle pour son usage : cette humeur-là peut avoir et présage de mauvais résultats, à moins que de bons conseils ne parviennent à en écarter la cause.

BENVOLIO. — Mon noble oncle, en connaissez-vous la cause ?

MONTAIGU. — Je ne la connais pas, et je n’ai pu l’apprendre de lui.

BENVOLIO. — Avez-vous employé quelques moyens pour le presser de vous la dire ?

MONTAIGU. — Je l’en ai pressé moi-même, et je l’en ai fait presser par de nombreux amis ; mais il reste l’unique conseiller de ses sentiments, et il est pour lui-même, — prudent jusqu’à quel point, je n’oserais le dire, — mais aussi discret, aussi caché, aussi difficile à sonder et à pénétrer que l’est le bouton piqué par un ver envieux, avant qu’il puisse étendre ses douces feuilles à l’air et exposer sa beauté au soleil. Si nous pouvions seulement apprendre d’où viennent ses chagrins, nous serions aussi heureux de les guérir que de les connaître.

BENVOLIO. — Voyez, le voici qui vient ; retirez-vous, je vous prie ; je connaîtrai son chagrin, ou il faudra qu’il me refuse plus d’une fois.

MONTAIGU. — Je désire, puisque tu consens à rester, que tu sois assez heureux pour lui arracher une confession sincère. — Venez, Madame, partons. (Sortent Montaigu et Madonna Montaigu.)