Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/651

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progrès, alors la quantité d’impôts permanents dont elle grève les particuliers affaiblit quelquefois tout autant, même pendant la paix, les moyens d’amasser des capitaux que l’autre système le ferait en temps de guerre. Le revenu public de la Grande-Bretagne, en temps de paix, se monte à présent à plus de 10 millions par an. S’il était libre et sans hypothè­que, il serait suffisant, avec une bonne administration, pour soutenir la guerre la plus vigoureuse sans contracter un sou de dettes nouvelles. Le revenu privé des habitants de la Grande-Bretagne est à présent aussi chargé en temps de paix[1], leurs moyens pour accumuler sont autant affaiblis qu’ils eussent pu l’être pendant le temps de la guerre la plus dispendieuse, si le funeste système des fonds perpétuels n’eût jamais été adopté.

Dans les payements qui se font des intérêts de la dette publique, a-t-on dit, c’est la main droite qui paie à la main gauche. L’argent ne sort pas du pays. C’est seulement une partie du revenu d’une classe d’habitants qui est transportée à une autre classe, et la nation n’en est pas d’un denier plus pauvre.

Cette apologie est tout à fait fondée sur les idées sophistiques de ce système mercantile que j’ai combattu dans le livre IVe de ces Recherches, et après la longue réfutation que j’ai faite de ce système, il est peut-être inutile d’en dire davantage sur cette matière. C’est supposer d’ailleurs que la totalité de la dette publique appartient aux habitants de ce pays ; ce qui ne se trouve nullement vrai, les Hollandais, aussi bien que les autres nations étrangères, ayant une part très-considérable dans nos fonds publics. Mais quand même la totalité de la dette appartiendrait à des nationaux, ce ne serait pas une raison de conclure qu’elle n’est pas un mai extrêmement pernicieux[2].

  1. Il l’est encore davantage maintenant ; le peuple paye maintenant 60 à 70 millions de taxes, dont la moitié est affectée à payer l’intérêt de la dette existante. Buchanan.
  2. Adam Smith n’a pas donné une réfutation suffisante de cette erreur. En effet, les payements des intérêts de la dette publique ne sont autre chose, ainsi que les apologistes du système des dettes publiques le prétendent, qu’une dette de la main droite à la main gauche ; ce sont autant de richesses transportées d’une classe de la société à une autre. Il est clair cependant que la question de savoir quelle sera l’influence de la dette publique sur la prospérité nationale, dépendra moins du payement de l’intérêt que de la manière dont le principal a été employé. Le principal n’a pas été prêté par une classe de la société à une autre, mais il a été donné au gouvernement, qui l’a dépense en entreprises militaires. Il a été, de fait, et pour parler d’une manière générale, annulé ; et le revenu des possesseurs de rentes ne vient point de ce capital, mais des taxes imposées sur les capitaux et les revenus des autres.

    Pour mettre plus en lumière les effets immédiats des emprunts sur les richesses nationales, supposons qu’un pays ayant deux millions d’habitants et 400 millions de capital soit engagé dans une guerre, et que son gouvernement emprunte et dépense 30 millions du capital national. Si le taux des profits était de 10 pour 100, le revenu annuel des capitalistes de cet état avant la guerre serait de 40 millions ; mais après la guerre, et en défalquant les 50 millions empruntés et dépensés, il ne sera que de 33 millions, et les moyens d’employer un travail productif seront par conséquent diminués dans la même proportion. Et, bien qu’il soit vrai que le pays n’est point privé de l’intérêt de la dette, puisqu’il est seulement transporté d’une classe à une autre, il n’en est pas moins évident qu’il reste privé du revenu provenant des 50 millions de capital dépensés, et que le travail productif, qui a servi autrefois à l’entretien de la huitième partie de la population étant perdu pour l’État, il en résultera que cette portion de la population sera, pour un certain temps du moins, entièrement à la charge de ceux qui peut-être étaient déjà embarrassés de se soutenir eux-mêmes.

    Cette doctrine est habilement développée par le juge Blackstone. « Par le moyen de notre dette nationale, dit ce grand jurisconsulte, la propriété dans le royaume s’est augmentée relativement à ce qu’elle était auparavant, mais cette augmentation n’est qu’une fiction, car en réalité elle ne s’est pas accrue du tout. Nous nous vantons de nos fonds considérables : mais cet argent, où est-il ? Il n’existe que de nom, en papier, par la foi publique, et par la garantie du Parlement ; et ces circonstances suffisent assurément pour donner de la confiance aux créanciers de l’État. Mais quel est le gage que l’État donne comme sécurité ? Le sol, le commerce et l’industrie des particuliers sont les sources dans lesquelles on puise l’argent pour pourvoir aux différents impôts. C’est en elles, et en elles seules, que consiste le gage des créanciers de l’État.

    « Le sol, le commerce et l’industrie des particuliers sont donc diminués, dans leur valeur véritable, de la partie qui sert de gage aux créanciers. Si le revenu de A… s’élève à 100 liv. st. par an, et que les dettes qu’il a contractées envers B… l’obligent à payer à ce dernier 50 liv. par an comme intérêts de ces dettes, il est évident que la moitié de la valeur de la propriété d’A… est transportée à B… le créancier. La propriété du créancier consiste dans ses droits de créance envers le débiteur et nulle part ailleurs, et le débiteur est seulement le dépositaire de la moitié de son revenu par rapport à son créancier. Bref, la propriété du créancier de l’État consiste dans une portion des revenus publics ; il sera, par conséquent, plus riche de tout le montant de cette portion des revenus publics que la nation qui les paye. » (Commentaires, vol. 1.)

    Nous n’entendons pas, par ce que nous venons de dire, contester l’utilité des emprunts. Ce point mérite beaucoup d’autres considérations. L’indépendance et l’honneur national doivent être maintenus à tout prix. Quand les revenus ordinaires d’un État ne suffisent pas pour faire face aux dépenses extraordinaires, et qu’on juge plus convenable d’emprunter que d’imposer de nouvelles taxes, il n’y a certes aucune objection à faire. Peut-être serait-ce aller trop loin que de prétendre que depuis la révolution, toutes les guerres dans lesquelles nous étions engagés étaient justes et nécessaires, et que les sommes qui ont servi à les soutenir ont été prélevées de la manière la moins onéreuse. Si cela était, l’augmentation de la dette publique serait complètement justifiée. L’intégrité et l’accroissement de l’empire, la protection de nos droits et de nos libertés, nos triomphes sur terre et sur mer sont des compensations réelles de notre dette, des trésors et du sang que nous avons versés dans ces entreprises. Ce sont des compensations suffisantes, et elles contribuent à notre prospérité comme nation, comme si elles étaient la suite de l’augmentation de notre population et de nos richesses. Il n’y a pas de sacrifice assez grand qu’on ne soit obligé de faire quand il s’agit de la sécurité et de l’indépendance nationale ; et un emprunt, quand il a servi à de pareils projets, est aussi bien employé que s’il avait été appliqué à féconder l’agriculture, l’industrie et le commerce. Il ne faut pas perdre de vue quels sont les effets indirects des emprunts et des taxes prélevées pour en payer les intérêts. Quand ces taxes ne sont pas trop élevées, elles exercent une influence très-salutaire sur l’industrie, et ont souvent pour effet, en stimulant l’activité et l’économie, de remplacer, et quelquefois même en les augmentant, les sommes prêtées au gouvernement. Mac Culloch.