Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/131

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ÉLECTRE[1].

O monument du plus chéri des hommes, uniques restes de mon frère, combien me voilà loin des espérances que je fondais sur toi, quand je t’envoyai loin de ce palais ! Aujourd’hui, je ne tiens que tes cendres ; alors, ô enfant, je t’envoyai loin de ces lieux, plein de vie. Ah ! que n’ai-je perdu la vie avant de t’envoyer sur une terre étrangère, et de te dérober de mes mains pour te sauver du carnage ! En mourant ici, ce même jour, tu aurais partagé le tombeau de ton père. Mais aujourd’hui tu es mort tristement, hors de ta patrie, sur une terre d’exil, loin de ta sœur ; et mes mains soigneuses n’ont pu ni laver ton cadavre, ni enlever du bûcher, comme je l’aurais dû, ce triste fardeau ; infortunée ! des mains étrangères t’ont rendu ce pieux devoir, et tu me reviens, poids léger dans une urne légère. Hélas ! soins inutiles que jadis je prodiguai à ton enfance avec des peines si douces[2] ! car jamais tu ne fus plus cher à ta mère qu’à moi-même ; je ne m’en reposais pas sur d’autres, seule j’étais ta nourrice, et le nom de ta sœur était sans cesse invoqué par toi. Maintenant tout s’est évanoui avec le jour qui t’a vu périr ; car, en mourant, tu nous as tout ravi, comme une tempête. J’ai perdu mon père, je meurs de ta mort, toi-même tu n’es plus. Cependant nos ennemis se rient de nous, elle s’enivre d’allégresse, cette mère dénaturée, dont tu me promis tant de fois par de secrets messages de venir punir les forfaits. Mais le cruel génie qui présidait à tes jours et aux miens a détruit ces projets, et ne m’a rendu, au lieu d’un être chéri, qu’un peu de poussière et une ombre vaine[3].

  1. Ce morceau était célèbre dans l’antiquité. On connaît le récit d’Aulu-Gelle, VII, c. 3, racontant que le comédien Polos, chargé du rôle d’Electre, se servit, pour jouer cette scène, de l’urne qui contenait les cendres de son propre fils.
  2. Πόνῳ γλυκεῖ, expression pleine de tendresse. — Ce passage semble imité des Choéphores d’Eschyle, v. 748-752.
  3. Sénèque, dans Octavie, v. 169 :
    Britannice, heu me ! nunc tantum levis cinis,
    Et tristis umbra.