Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/139

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ORESTE.

Laisse les discours superflus, et ne me parle point de la cruauté de ma mère, ni des prodigalités par lesquelles Égisthe ruine la maison de notre père et dissipe ses biens ; l’occasion se perdrait durant ces vains propos. Mais fais-moi connaître les faits qui me seront utiles en cette conjoncture, en quels lieux nous devons apparaître ou nous cacher, pour mettre fin, par notre arrivée, aux rires de nos ennemis. Prends garde que ta mère ne devine quelque chose à la gaieté de ton visage, quand nous serons entrés dans le palais ; aie plutôt l’air de pleurer ma mort prétendue ; car après le succès, nous pourrons librement rire et nous livrer à la joie.

ÉLECTRE.

O mon frère, ta volonté sera aussi la mienne ; c’est de toi seul que je reçois mon bonheur[1] ; je ne voudrais pas non plus te causer le moindre chagrin, quelque avantage qu’il dût m’en revenir ; car ce serait mal servir le dieu qui nous protège. Tu sais ce qui se passe dans ce palais ; comment ne le saurais-tu pas ? tu as entendu qu’Égisthe en est absent, il n’y reste que ma mère ; et ne crains pas qu’elle surprenne jamais sur mes lèvres un sourire de gaieté ; ma haine est trop profondément enracinée ; et, d’ailleurs, depuis que je t’ai revu, je ne cesse de verser des larmes de joie. Comment pourrais-je les retenir, quand, en un même jour, je t’ai vu passer de la mort à la vie ? Tu as réalisé pour moi des faits inespérés ; tellement que, si mon père revenait à la vie, je n’y verrais plus un prodige pour moi, et j’en croirais mes yeux. Puis donc que tu as accompli cet heureux retour, dirige toi-même l’entreprise à ton gré, car, pour moi, si j’avais été seule, j’aurais pris l’un de ces deux partis, ou de me délivrer avec honneur, ou de périr avec gloire[2].

  1. Le texte ajoute : « et il ne m’appartient pas en propre. »
  2. Voir l’Oreste, v. 1143, où Euripide parait avoir imité ce vers de Sophocle.