Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/181

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CRÉON.

Et moi, ne suis-je donc pas associé à votre puissance ?

ŒDIPE.

C’est là précisément en quoi se montre ta perfidie.

CRÉON.

Nullement, si tu veux réfléchir ainsi que moi. Considère d’abord ceci, penses-tu que personne préférât un trône entouré de terreurs, à une vie paisible[1] armé de la même puissance ? Pour moi, je désire moins avoir le titre de roi, que d’en exercer le pouvoir, et ainsi pense tout homme modéré[2]. Maintenant je vis sans crainte, et j’obtiens tout de toi ; mais si je régnais moi-même, je ferais beaucoup de choses contre mon gré. Comment donc la royauté me serait-elle plus chère qu’un pouvoir et une autorité exempts de soucis ? Je ne suis pas encore assez aveugle pour désirer autre chose, quand j’ai à la fois honneur et profit. Maintenant tous sont aimés de moi, je suis aimé de tous, maintenant ceux qui ont besoin de toi me caressent[3], car le succès de leurs vœux dépend de moi. Comment donc, pour être roi, sacrifierais-je ces avantages ? Un esprit sensé ne peut s’égarer ainsi. Non, je ne suis point séduit par un tel projet, et jamais je n’aurai l’audace de le tenter avec un complice. Pour t’en convaincre, va t’informer à Delphes si je t’ai fidèlement rapporté l’oracle ; et encore, si tu me trouves d’intelligence avec le devin, donne-moi la mort, je me condamne moi-même, et joins mon arrêt au tien. Mais ne m’accuse pas sur d’obscurs indices, sans m’entendre. Il n’est pas juste de prendre indistinctement les méchants pour des gens de bien, ni les gens de bien pour des méchants. En effet, rejeter un ami fidèle, c’est autant que sacrifier sa vie, le plus précieux des biens. Mais avec le temps

  1. Littéralement : « à dormir sans crainte. » Voir plus haut, v. 65.
  2. L’Hippolyte d’Euripide, v. 1011 et suivants, exprime les mêmes sentiments. Sénèque, dans son Œdipe, v. 687-693, a heureusement reproduit les traits principaux du discours de Créon.
  3. Αὶκαλλουσι. Les anciennes éditions donnent ἐκκαλοῦσί, « s’adresser à moi. »