Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/189

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en me prenant la main, de l’envoyer àa la campagne, garder les troupeaux, pour être le plus loin possible de l’aspect de cette ville. Je l’y envoyai, car ce fidèle serviteur méritait une plus grande récompense.

ŒDIPE.

Pourrait-on le faire venir promptement auprès de nous ?

JOCASTE.

La chose est possible ; mais pourquoi as-tu ce désir ?

ŒDIPE.

Je crains bien, ô femme, d’en savoir déjà trop sur ce qui me fait désirer de le voir.

JOCASTE.

Il viendra ; mais moi aussi je suis digne d’apprendre ce qui trouble ton cœur, ô roi !

ŒDIPE.

Je ne te refuserai pas, à ce point d’attente cruelle où je suis arrivé. Car à qui pourrais-je mieux le dire qu’à toi, dans la situation critique où je me trouve ?

J’eus pour père Polybe de Corinthe, et pour mère Mérope[1], Dorienne. J’étais regardé comme le premier des citoyens de Corinthe, lorsqu’il m’arriva une aventure propre à me surprendre, mais peu digne pourtant des inquiétudes qu’elle me causa. Au milieu d’un festin, un homme dans l’ivresse, au milieu de l’orgie, me reprocha d’être un enfant supposé. Irrité de ce propos, j’eus peine à me contenir tout le jour ; et le lendemain j’allai trouver mon père et ma mère, pour les interroger ; ils s’indignèrent contre celui qui avait proféré cet outrage. Je me réjouissais de leur sympathie ; mais le trait cruel me blessait toujours ; car il était entré profondément dans mon cœur[2]. Je pars à l’insu de mon père et

  1. Le scholiaste dit que, selon Phérécyde, l’épouse s’appelait Méduse, fille d’Orsilochos. D’autres la nomment Antiochide, fille de Chalcon ; enfin Apollodore, III, c. 5, donne Péribœe pour femme de Polybe. Dorienne, c’est-à-dire, née dans le Péloponnèse.
  2. Salluste, Jugurtha, c. II : « Quod verbum in pectus Jugurthæ altius, quam quisquam ratus descendit. »