Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/190

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de ma mère, pour aller à Delphes. Le dieu, sans tenir aucun compte des questions que j’étais venu lui adresser, me renvoya, en me prédisant, entre autres malheurs affreux et inouïs, que je serais le mari de ma mère, que je mettrais au jour une race exécrable, et que je serais l’assassin de mon père. Après avoir entendu ces paroles, je m’éloignai de Corinthe, pour n’en plus mesurer la distance que par le cours des astres, et je cherchai un pays où je pusse éviter l’accomplissement des terribles oracles. Dans ma marche, j’arrive en ces lieux où tu dis que périt Laïus. À toi, femme, je dirai la vérité. J’étais près de l’endroit où la route se partage en un triple sentier[1], lorsqu’un héraut, et sur un char un homme semblable à celui que tu m’as dépeint, se présentent devant moi ; le conducteur du char et le vieillard lui-même me repoussent violemment de la route ; dans ma colère, je frappe le conducteur qui me disputait le passage ; le vieillard, me voyant approcher du char, saisit le moment, et me frappe sur la tête de deux coups d’aiguillon. Il en porta la peine ; atteint aussitôt du bâton dont ma main était armée, il est renversé de son char, et roule à mes pieds ; je massacre tous ses compagnons. Or, si cet inconnu a quelque rapport avec Laïus, quel homme est plus malheureux que moi ? quel homme est plus haï des dieux ? Nul étranger, nul Thébain, ne peut désormais me recevoir dans sa maison, ni m’adresser la parole, mais ils doivent me chasser de leurs demeures, et ce n’est point un autre que moi qui a lancé ces imprécations contre moi-même. Et la couche du mort, je l’ai souillée de ces mains qui avaient pris sa vie. Suis-je assez criminel ? ne suis-je pas un monstre impur ? Car il faut m’exiler, et dans mon exil, je ne puis ni revoir les miens, ni mettre le pied sur le sol de ma patrie, où je suis menacé de devenir l’époux de ma mère, et de tuer mon père Polybe, celui qui m’a

  1. La route de Béotie et celle de Corinthe, pour aller en Phocide, se réunissaient au même embranchement. Voir plus haut, v. 733-4 ; et les Phéniciennes d’Euripide, v. 48.