Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/218

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ŒDIPE.

Ah ! puisses-tu être heureux ! puissent les dieux, pour prix de ce bienfait[1], veiller sur toi mieux que sur moi ! O mes filles, où êtes-vous ? Venez ici, venez toucher ces mains fraternelles, qui ont réduit à ce triste état les yeux jadis brillants de votre père ; malheureux, qui, sans le savoir, sans me connaître, vous engendrai dans les mêmes flancs qui m’avaient porté ! Je pleure sur vous, car je ne puis vous voir, en songeant aux amertumes qui attendent la vie qui vous reste à passer au milieu des hommes. À quelle assemblée des citoyens, à quelle fête pourrez-vous assister, sans en rapporter dans votre demeure, au lieu des plaisirs du spectacle, des yeux baignés de larmes ? Et quand le temps de l’hymen sera venu pour vous, quel mortel, ô mes filles, osera associer à son nom tout l’opprobre répandu sur mes parents et sur les vôtres ? Et en effet, que manque-t-il à vos calamités ? Votre père a assassiné son père, il a rendu mère celle qui l’avait enfanté, et il vous a engendrées dans le sein où lui-même il reçut la vie : vous entendrez tous ces reproches, et alors qui osera vous épouser ? Personne, ô mes enfants, personne ; mais le célibat et la stérilité seront votre partage. O fils de Ménécée ! puisque tu es le seul père qui leur reste (car leur mère et moi nous ne sommes plus), ne les livre point avec dédain à une vie errante dans l’abandon et la mendicité, elles qui sont issues de ton sang ; n’égale point leur infortune à mes malheurs. Aie pitié de leur jeunesse et de leur délaissement, elles n’ont que toi pour soutien. Promets-le, généreux Créon, touche-moi de ta main[2]. J’aurais bien des conseils à vous donner, mes enfants, si vous pouviez les comprendre ; mais maintenant, demandez, pour moi, de passer ma vie où le destin veut que je vive, et, pour vous, puisse votre vie être plus heureuse que celle de votre père !

  1. Littéralement : « pour prix de cette route, » c’est-à-dire, pour les avoir amenées ici.
  2. En gage de foi. Voir dans Médée, v. 21 ; les Héraclides, 308 ; Hélène, 847.