Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/224

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donc le dogme de la fatalité épuré, ou plutôt dégagé de la moralité qui ne lui appartient pas ; voilà la ligne de démarcation profondément tracée entre le domaine moral de la conscience, où règne la liberté humaine, et le domaine de la fatalité, qui n’est plus que l’enchaînement des faits extérieurs placés en dehors de notre action, et derrière lesquels la liberté de l’homme reste entière. Ainsi du triste dogme de la prédestination, le poète n’a pris en quelque sorte que la partie étrangère à l’homme ; il en retranche toute la partie odieuse, celle qui répugne le plus à la nature humaine, c’est-à-dire l’imputabilité.

Certes, une pareille transformation de l’idée du Destin dans la tragédie grecque marque un progrès assez important dans l’histoire des idées morales, pour autoriser à dire que Sophocle avait pressenti quelques-unes des vérités que le christianisme devait mettre en lumière, quelques siècles plus tard. Il suffit de citer toute la réponse d’Œdipe à Créon (v. 950-1003), trop longue pour être’ rapportée ici ; on y verra toutes ces notions parfaitement éclaircies, et en accord avec la conscience la plus pure et le bon sens le plus élevé.

À la composition de l’Œdipe à Colone se rattache une anecdote rapportée par un assez grand nombre d’écrivains, entre autres Cicéron (de Senectute), Plutarque (An seni ger. resp.), Apulée (Apolog.), Lucien (Macrob.), etc. Voici en quoi s’accordent leurs diverses relations : Sophocle, paraissant négliger son patrimoine pour se livrer à la poésie tragique, fut cité en justice par ses fils, ou bien par son fils Iophon, dans l’intention de lui faire enlever l’administration de ses biens, comme n’ayant pas l’esprit sain, et ne possédant plus l’usage de toutes ses facultés. Alors Sophocle lut devant les juges son Œdipe à Colone, qu’il venait de composer, et il demanda aux juges si un tel poème était l’ouvrage d’un homme qui radote. Le tribunal le renvoya de la plainte.

De cette anecdote, il est naturel de conclure que Sophocle, lorsqu’il composa cette tragédie, était déjà dans une vieillesse avancée : l’auteur de la première préface grecque le dit formellement ; et,