Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/261

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entière qui m’a chargé de ce soin, pensant bien que la parenté me rendait plus que personne sensible à ses maux. Malheureux Œdipe, écoute-moi et reviens dans ta patrie. Tout le peuple thébain te rappelle justement ; moi surtout, le plus affligé de tes misères, à moins d’être le plus vil des mortels, moi qui te vois triste, errant, mendiant l’hospitalité, privé de nourriture, n’ayant d’autre appui que le bras d’une jeune fille, que jamais, hélas ! je n’aurais cru voir réduite à un sort si affreux, elle qui implore pour toi le secours d’une avare pitié, sans protecteur dans l’âge de l’hymen, exposée aux violences du premier venu. Malheureux que je suis ! n’est-ce pas un opprobre dont je me suis couvert moi-même, ainsi que toi et toute notre race ! Mais, puisqu’il n’est pas possible de cacher ce qui est manifeste, au nom des dieux, Œdipe, crois-moi, cache tes maux, et retourne volontairement dans ta patrie et dans la demeure de tes pères ; adresse à cette ville des paroles d’amitié[1], elle le mérite ; mais il est juste de lui préférer celle qui t’a donné le jour.

ŒDIPE.

Homme d’une audace sans bornes, qui en toute occasion, sous le langage de la justice, couvres des machinations perfides, que prétends-tu encore ? veux-tu me surprendre une seconde fois dans le piège le plus funeste ? Autrefois, en effet, lorsqu’en proie à mes maux domestiques, je demandai l’exil, tu m’as refusé cette faveur ; quand une fois rassasié de ma douleur, il m’eût été doux de rester dans ma patrie, tu m’en as repoussé, chassé, et alors cette parenté qui nous unissait, n’éveilla en toi aucun sentiment d’affection. Et maintenant que tu vois une ville et un peuple tout entier m’accueillir avec bienveillance, tu essaies de m’en arracher par des caresses trompeuses. Cependant quel est ce plaisir d’aimer les gens malgré eux ? Si, lorsque tu as quelque vif désir, on refu-

  1. Expression détournée employée par Créon, pour conseiller à Œdipe de dire adieu à la ville d’Athènes.