Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/270

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CRÉON.

Non, fils d’Égée, ce n’est pas dans la pensée, comme tu le dis, que cette ville fût peuplée de lâches ou dépourvue de sagesse, que j’ai agi ainsi, mais je ne croyais pas qu’aucun de vous s’intéressât assez à un homme de mon sang, pour le nourrir malgré moi. Je savais qu’ils n’accueilleraient point un parricide, un impur, un fils convaincu d’avoir contracté avec sa mère un hymen incestueux ; je savais qu’ici résidait l’Aréopage, tribunal indigène[1], dont la prudence ne permettrait pas que de tels vagabonds se mêlassent aux citoyens d’Athènes. Dans cette confiance, j’allai saisir ma proie. Et encore ne l’aurais-je point fait sans ses amères imprécations contre moi et ma race ; alors je crus devoir rendre outrage pour outrage ; car pour le ressentiment, il n’est pas d’autre vieillesse que la mort, et la mort seule nous rend insensibles. Maintenant tu peux tout faire ; car mon isolement, quoique ma cause soit juste, fait ma faiblesse ; toutefois, contre les voies de fait, malgré mon abandon, je ne craindrai pas d’en opposer d’autres.

ŒDIPE.

Homme d’une audace impudente ! sur qui penses-tu que retombent ces injures ? est-ce sur moi vieillard, ou sur toi-même, qui me reproches des meurtres, des incestes, des malheurs involontaires, et envoyés par les dieux, irrités sans doute depuis longtemps contre notre race ? Car, pour ce qui me regarde, tu ne saurais trouver contre moi un juste sujet de reproche, pour les erreurs que j’ai commises envers moi-même et envers les miens. Dis-moi donc, si un oracle a prédit à mon père qu’il périrait de la main de son fils, de quel droit m’en ferais-tu un crime, à moi qui alors n’étais pas né, pas même engendré par mon père, ni conçu dans le sein de

  1. Χθόνεον. Sophocle applique ce mot dans le même sens aux Érechtheides ; Ajax, v. 202. — Sur l’Aréopage, voir l’Oreste d’Euripide, v. 1650-1652 ; Iphigénie en Tauride, v. 945, 961, 1470. Eschyle, Euménides, v. 688-706, a mis dans la bouche de Minerve un magnifique éloge de l’Aréopage.