Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/362

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de ses ennemis et à son propre déshonneur. De là résulte le nœud de la tragédie. Quelle que fût sa détresse dans sa vie solitaire, elle ne peut se comparer au nouveau malheur qui le saisit, dès que les hommes l’ont approché. Poursuivi de nouveau par leur injustice, il invoque presque maintenant cet abandon, qu’il avait supporté si patiemment pendant dix années, mais auquel il avait toujours tâché de se soustraire, et il est prêt à en accepter les douleurs jusqu’à la fin de sa vie. La perfidie du jeune Néoptolème, qui s’empare de ses armes par trahison, qui le prive du seul moyen de pourvoir à sa subsistance, et le réduit à l’extrémité de servir ses ennemis, ou de périr de la mort la plus cruelle, lui fait trouver presque un bonheur dans cette solitude qui avait fait son désespoir. Aussi, lorsque Néoptolème, cédant à la générosité de son naturel, rend à Philoctète son arc et ses flèches, celui-ci aime mieux habiter avec les bêtes sauvages, en proie à sa douleur, que de recouvrer la santé et de s’illustrer par la prise de Troie, dans la société des Atrides. Ce ressentiment implacable, cette obstination d’un cœur vindicatif, forment le nœud de l’action ; et l’intervention d’Hercule pourra seul le trancher.

Avec un art très-heureux, le poète a mis en opposition les deux caractères de Néoptolème et d’Ulysse. Le premier est un jeune héros, franc, généreux, capable de violence, incapable de fraude. Uiysse, cet homme vieilli dans les affaires, fin, rusé, prévoyant, maître dans l’art de la parole, tend au même but que Néoptolème, mais sans scrupule sur le choix des moyens. Et de ce contraste des caractères Sophocle a su tirer les effets les plus dramatiques.

Une des beautés les plus frappantes de la pièce, un mouvement qui remue l’âme et l’élève, comme tous les sentiments généreux, c’est l’hésitation du fils d’Achille lorsqu’il s’agit de tromper Philoctète, il se trouble au moment décisif, il ne peut vaincre son naturel honnête et loyal, il recule devant la nécessité de faire violence à l’hôte infortuné qui l’a accueilli sans défiance. Cette péripétie naît du fond même des sentiments qui animent les personnages.

D’un autre côté, pendant que Néoptolème, touché de compassion, cède à sa générosité, et se met en devoir de rendre à Philoctète des armes qu’il a entre ses mains, Ulysse, qui l’observe, s’élance au-