Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/50

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horreur à la ville de Troie et à la contrée tout entière ? Irai-je, quittant notre flotte et ces rivages et abandonnant les Atrides, traverser la mer Egée pour retourner dans ma patrie ? Et de quel front aborderai-je mon père Télamon ? de quel œil me verra-t-il revenir sans gloire, privé des récompenses dont sa valeur fut honorée ? Non, je ne puis plus supporter cette idée. Dois-je donc, m’élançant sur les remparts des Troyens, les combattre corps à corps, me signaler par un coup d’éclat, et enfin mourir ? Mais ce serait faire la joie des Atrides. Non, ce n’est point ce qu’il faut. Je dois chercher une voie sûre de montrer à mon vieux père que son sang n’a pas dégénéré. Il est honteux pour un homme de désirer une longue vie, quand il ne peut espérer de soulagement à ses maux. Quelle joie en effet peut nous donner un jour ajouté à un autre, en présence de la nécessité de mourir ? Je ne fais aucun cas du mortel qui se repaît de vaines espérances ; mais vivre ou mourir avec gloire, est le devoir d’un homme de cœur. Telles sont mes maximes.

LE CHOEUR.

Personne, Ajax, ne dira jamais que ce langage ne soit sincère et qu’il ne parte du fond de ton cœur. Calme-toi, cependant, laisse ces pensées funestes, et livre-toi aux conseils de tes amis.

TECMESSE.

Ajax, ô mon maître ! il n’est pas de plus grand mal pour les hommes que la servitude. J’étais née d’un père libre et distingué entre tous les Phrygiens par ses richesses, et aujourd’hui je suis esclave ; les dieux, et surtout ton bras, l’ont ainsi décidé. Aussi, depuis le moment où je suis entrée dans ta couche , je n’ai eu de pensée que pour toi ; je te conjure donc, au nom de Jupiter, protecteur du foyer domestique, par ce lit qui t’unit à moi, ne me laisse pas devenir la fable et le jouet de tes ennemis, et passer en d’autres mains. Car si tu meurs, si par ta mort tu m’abandonnes, songe que ce jour-là même, victime de la violence des Grecs, je serai réduite en escla-