Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/97

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ÉLECTRE.

Et quelle mesure a-t-on gardée dans le crime ? Parlez, serait-il beau d’oublier les morts ? chez quel homme peut germer une telle pensée ? Puissé-je n’être jamais honorée d’eux[1], puissé-je, s’il m’arrive quelque chose d’heureux, n’en pas jouir avec sécurité, si, réprimant l’essor de mes gémissements, je manquais à honorer la mémoire des miens ! Car si la mort, poussière et néant, est oubliée dans sa tombe, si le sang des assassins ne coule pas en échange du sang répandu, alors toute pudeur et toute piété auront disparu chez les mortels !

LE CHŒUR.

Pour moi, ma fille, c’est à la fois par zèle pour toi, c’est aussi pour moi-même que je suis venue[2] ; si ce que je propose n’est pas bon, garde ton avis ; car nous te suivrons.

ÉLECTRE.

J’ai honte, ô femmes, si je vous parais, dans mes pleurs sans fin, m’abandonner à l’excès ; mais pardonnez, un sentiment invincible m’y contraint. Et quelle fille bien née ne pleurerait comme moi, en voyant les maux de sa famille, quand jour et nuit je les vois toujours croître et grandir[3] ? Et d’abord, c’est ma mère, celle qui m’a enfantée, qui s’est montrée ma plus cruelle ennemie ; ensuite, dans mon propre palais, j’habite avec les assassins de mon père, je suis dans leur dépendance, et leur caprice m’accorde ou me refuse le nécessaire. Quelle doit donc être ma triste vie, crois-tu, quand je vois Égisthe assis sur le trône de mon père, revêtu des mêmes ornements[4], verser ses libations sur le foyer domestique où il l’a égorgé, et quand je vois, pour dernier outrage, le meurtrier entrer dans le lit d’Agamemnon avec ma

  1. De ceux qui oublient leurs parents, dit le scholiaste.
  2. Τὸ σὸν pour te consoler ; τοὐμὸν pour m’acquitter d’un devoir. (Note de M. Berger.)
  3. Le texte ajoute : « plutôt que s’atténuer. »
  4. Les vêtements royaux.