Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/247

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qu’elle se fioit sur les gentillesses de son esprit, qui étoient assez capables d’empêcher qu’elle ne fût la moins prisée par ceux qui parleroient à toutes deux.

Je conseillai à Clérante de n’aller plus chez cette demoiselle jusques à tant qu’elle fût prête à lui accorder la faveur qu’il désiroit ; d’autant que, pour se maintenir en bonne réputation envers chacun, il ne falloit pas qu’il fît paroître quelque chose de ses amours, vu que la sottise des hommes est si grande, qu’ils prennent tout d’un autre biais qu’il ne faut et croient que les plus visibles marques d’une belle âme soient celles d’une difforme. Il n’avoit garde de me contredire, car j’étois son seul oracle, et, malgré tous les hommes du monde, il se délibéroit toujours de suivre mes conseils.

Ayant donc résolu de se priver pour quelque temps de la fréquentation de Luce, comme je vous ai tantôt dit, il fut question de trouver des expédiens pour manifester sa passion davantage qu’il n’avoit fait par le passé. Il trouva bon de lui envoyer une lettre d’amour, qu’il me donna charge de dicter, parce que, pour ne le flatter aucunement, ses discours n’étoient pas assez polis pour les envoyer à Luce, dont l’esprit étoit la politesse même : je lui dis que je ferois ce poulet d’une telle façon, qu’en l’adressant à sa maîtresse sa grandeur ne recevroit point de tache, et qu’il témoigneroit une affection plus gaillarde que sérieuse, parce qu’il ne seroit pas séant qu’il s’asservît jusques à faire paroître les transports qui se trouvent ordinairement dans les paroles des vrais amoureux. Je m’en vais vous dire le contenu de la lettre :

« Si vos beautés n’étoient extrêmement parfaites, vous n’auriez pas pu me charmer, vu que j’avois fait vœœu de garder toujours ma franchise. Reconnoissez, rare merveille, le gain que vous avez fait, et en rendez grâce à vos mérites. Songez aussi que les dieux ne vous ont pas départi cette prérogative, d’embraser tous les cœurs d’amour, sans en voir jamais une seule étincelle dedans le votre. J’ose bien dire qu’ils seroient injustes, s’ils l’avoient fait. À quel sujet vous auroient-ils donné tant de perfections, s’ils ne vous avoient pas enseigné les moyens d’en jouir ? Il faudroit donc que ce fût pour gehenner les mortels, en leur faisant voir un chef-d’œœuvre de leurs mains, et leur ôtant quand et quand l’espérance de le posséder, combien qu’il engendrât en eux beaucoup de désirs. Ne soyez point cruelle à vous-même, en perdant le temps que vous pouvez extrêmement bien employer. Vous n’avez fait jus-