Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/282

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autre avec lequel on croiroit que ce fût lui qui jouât, ayant opinion qu’il entreroit d’autant plus aux bonnes grâces de sa maîtresse s’il lui faisoit paroître qu’il étoit doué de cette gentille perfection. Mais le grand malheur pour lui fut qu’il y avoit une des compagnes de la fille du médecin qui sçavoit bien jouer de cet instrument, et, voyant qu’il ne faisoit que couler les doigts sur les touches du sien, elle reconnut que ce n’étoit pas lui qui faisoit produire l’harmonie. Même elle en fut plus certaine, après avoir monté un étage plus haut, d’où elle aperçut l’autre qui jouoit. Alors, pour se gausser de M. le comte, elle prit la hardiesse de lui dire, tantôt que son luth n’étoit pas bien accordé, et tantôt qu’il en pinçoit les cordes trop rudement, ou qu’il avoit rompu sa chanterelle ; toutefois sa musique dura encore longtemps. Quand elle fut cessée, se souvenant d’avoir lu dans des romans que de certains amoureux s’étoient pâmés en voyant leurs maîtresses, pour montrer qu’il étoit excessivement passionné, il se délibéra de feindre qu’il entroit en une grande foiblesse, et, en fermant les yeux et entr’ouvrant un peu la bouche comme pour soupirer, il se laissa doucement tomber sur une chaire qui étoit derrière lui ; puis l’on ferma les fenêtres. Incontinent sa dame, reconnoissant sa badinerie, afin de se moquer de lui, envoya un laquais en sa maison, pour sçavoir par bienséance quel mal lui avoit pris si subitement, vu qu’il sembloit qu’il se portât bien lorsqu’il avoit joué du luth à sa fenêtre. Mon ami, dit-il avec une voix foible à ce laquais, qu’on avoit fait entrer jusque dans sa chambre, rapportez à votre maîtresse que je n’ai point de mal qu’elle ne m’ait causé. Lorsque ceci lui fut redit, elle eut encore beau sujet de rire. La servante, voulant faire quelque chose pour notre comte, lui dit, peu de jours après, qu’elle lui donneroit moyen de discourir avec sa maîtresse, et de passer plus outre par aventure, si le médecin, qui la tenoit de court, alloit quelque jour aux champs. Le comte, s’étant représenté que possible ce médecin seroit toujours à la ville, s’il ne l’en faisoit sortir par quelque invention, tellement qu’il lui faudroit longtemps attendre, se résolut de prendre dans Paris quelque gueux qui fût malade, et, l’ayant fait mener à une sienne seigneurie, de prier son voisin de l’aller visiter, lui faisant accroire que c’étoit un sien valet de chambre qu’il chérissoit