Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/322

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nous parlassent d’une autre façon, pour se rendre différens du vulgaire, et qu’ils inventassent quelques noms mignards pour les donner aux choses dont ils se plaisent si souvent à discourir. Ma foi, vous avez bonne raison, dit Raymond ; ne faisons-nous pas l’amour tout de même que les paysans ? pourquoi aurons-nous d’autres termes qu’eux ? Vous vous trompez, Raymond, reprit Francion, nous le faisons bien en autre manière ; nous usons bien de plus de caresses qu’eux, qui n’ont point d’autre envie que de soûler leur appétit stupide, qui ne diffère en rien de celui des brutes : ils ne font l’amour que du corps, et nous le faisons du corps et de l’âme tout ensemble, puisque faire y a. Écoutez comment je philosophe sur ce point. Toutes les postures et toutes les caresses ne servent de rien, me direz-vous, nous tendons tous à même fin. Je vous l’avoue, car il n’est rien de si véritable. J’ai donc gagné, me répliquerez-vous, et par conséquent il nous faut parler de même qu’eux de cette chose-là. Voici ce que je vous dis là-dessus, reprit Francion : Puisque les mêmes parties de notre corps que celles du leur se joignent ensemble, nous devons aussi remuer la langue, ouvrir la bouche et desserrer les dents comme eux, quand nous en voudrons discourir ; mais, tout comme en leur copulation, qu’ils font de même façon que nous, ils n’apportent pas néanmoins les mêmes mignardises et les mêmes transports d’esprit ; ainsi, en discourant de ce jeu-là, bien que notre corps fasse la même action qu’eux, pour en parler, notre esprit doit faire paroître sa gentillesse, et il nous faut avoir d’autres termes que les leurs : de cela, l’on peut apprendre aussi que nous avons quelque chose de divin et de céleste, mais que, quant à eux, ils sont tout terrestres et brutaux.

Chacun admira le subtil argument de Francion, qui n’a guère son pareil au monde, n’en déplaise à tous les logiciens. Les femmes principalement approuvèrent ses raisons, parce qu’elles eussent été bien aises qu’il y eût eu des mots nouveaux pour exprimer les choses qu’elles aimoient le mieux, afin que, laissant les anciens, qui, suivant les fantaisies du commun, ne sont pas honnêtes en leur bouche, elles parlassent librement de tout sans crainte d’en être blâmées, vu que la malice du monde n’auroit pas sitôt rendu ce langage odieux.

Francion fut donc supplié de donner des noms de son inven-