Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/327

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en marchant, et c’étoit un grand hasard si l’on ne le voyoit tomber à chaque moment. Raymond le voulut ramener au château ; mais, comme il n’alloit pas avec tant de facilité qu’auparavant, parce qu’il avoit trop bu, quand il fut à la porte, jamais il ne put passer : son épée, qui lui pendoit au col en travers, se rencontroit aux deux côtés de l’entrée ; si bien qu’il étoit là arrêté comme d’une barre. Il se retiroit quelquefois, et puis il poussoit de toute sa force ; mais tout ce qu’il avançoit, c’étoit qu’il la faisoit un peu ployer. Hoy ! disoit-il, je pense qu’il y a ici de l’enchantement : je ne sçaurois du tout passer. Les gentilshommes, qui ouïrent ceci, en reçurent un plaisir non pareil, et le laissèrent faire ; mais enfin l’épée, allant de côté, ne lui empêcha plus le passage. Il suivit donc tous les autres, et, pour s’excuser, il leur dit : Je ne suis pas grand guerrier, messieurs ; ainsi, comme vous voyez, je n’entends rien à porter tout ce fer-ci autour de moi. Il a fallu, quand je suis parti, que ma servante m’ait aidé à le mettre ; elle s’y entendoit mieux que je ne fais ; aussi n’ai-je guère accoutumé de m’en servir, et ces éperons que vous me voyez étoient dans un grenier à s’enrouiller parmi les chiffons : au lieu de les mettre aux talons, je les avois mis au bout de mes pieds, où ils me sembloient bien à propos, quoique l’on me dît que ce n’étoit pas la mode ; car, ce disois-je, quand je veux bailler un coup de pied, n’est-ce pas en devant que je frappe ? Ce sont les chevaux, qui frappent en derrière ; pour moi, je n’ai point de force au talon : ne piquerai-je pas bien mieux ma bête, mettant les éperons au bout de mes pieds ? Nonobstant ces raisons, ma servante me les a fait mettre comme vous voyez : s’ils sont bien, je m’en rapporte à vous autres ; pour mon épée, je l’ai mise comme il a plu à la fortune, et du reste de même.

Ce bon Gaulois, ayant fait ce plaisant discours, fut conduit dans la salle, où l’on le vouloit encore retenir un peu, parce que, pendant tout ceci, Francion, ayant dit adieu à sa Laurette, avoit commandé au cocher d’atteler six chevaux au carrosse et de la ramener promptement chez elle avec Agathe, afin que son mari l’y trouvât quand il seroit de retour. Valentin, ayant pris congé de la compagnie, s’y en retourna, et ne rencontra pas le carrosse en son chemin, parce qu’en revenant il prenoit une autre voie. La belle s’étoit mise au lit.