Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/375

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vois, s’approchassent de moi comme il fait mettant sa bouche sur la mienne. Si vous le prenez par là, je le quitte, dit l’autre, votre raison est la meilleure du monde, et vous avez le plus brave musicien de tous. Mais apprenez que sa musique est très-dangereuse ; car vous serez, possible, tout étonnée d’ici à neuf mois qu’il en sortira une autre de votre ventre bien différente de la sienne : ce sera un enfant qui ne fera que piailler, jusques à ce que vous lui ayez fait sucer le teton que votre berger a tant baisé : voila pourquoi je vous conseille de vous abstenir le plus que vous pourrez d’aller dorénavant en la caverne mélodieuse.

La brunette suivit l’avertissement de sa compagne, mais pourtant Francion ne chômoit pas de gibier. Il avoit bien d’autres pratiques qu’elle : si bien qu’il sembloit qu’il fût le taureau banal du village, et de tous les lieux circonvoisins. Que s’il trouvoit quelque fille qui fût plus revêche que les autres, il avoit recours à ses artifices pour la vaincre. Il m’est avis, se disoit-il en lui-même, qu’il n’importe pas beaucoup quelle manière de vie nous suivions, pourvu que nous ayons du contentement. Il ne faut pas se soucier non plus de quelle sorte ce contentement vient, pourvu qu’il vienne selon notre souhait. Quelle occasion d’ennui ai-je donc, encore que de gentilhomme je sois devenu berger, puisque je jouis des plus doux plaisirs du monde ? D’ailleurs, me dois-je attrister de voir les moyens dont il me faut user pour venir à bout de mes intentions, puisque je les accomplis toutes très-heureusement ?

Voilà comme il raisonnoit sur sa fortune, et plusieurs personnes voluptueuses ont de semblables pensées, sans songer aux malheurs qui leur peuvent arriver d’une si mauvaise vie. Quelques-uns, ayant engrossé des filles, sont contraints par la justice de les épouser, ou d’aller au gibet, ou bien de donner une grosse somme d’argent pour les marier à d’autres. Quelquefois aussi il y a des parens qui, voulant avoir la vengeance eux-mêmes du déshonneur que l’on a fait à leur race, font assassiner ces perfides amoureux. Francion étoit parmi de petites gens de peu de crédit, et puis il n’avoit pas envie d’y toujours demeurer ; c’est pourquoi il en avoit plus de hardiesse, mais il ne faut pas pourtant se mettre en ce hasard ; et, quant aux filles qui se laissoient duper si facilement, elles