Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/396

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mit à marcher bien fort, et s’éloigna de là en peu de temps, encore qu’il parût aussi éclopé que lui. Vraiement, dit-il, je ne serai pas si dédaigneux que toi : je me tiendrai volontiers dedans cette chaire, si j’y puis arriver une fois. Après ces paroles, il s’efforça de s’en approcher et fit tant, qu’il y parvint, puis il s’assit dessus un doux oreiller, qui lui vint bien à propos.

Cependant qu’il se repose tout à son aise, il faut raconter qui étoit celui dont il occupoit la place. C’étoit un vieillard goutteux, le plus méchant homme de la ville et, possible, de toute la contrée, bien qu’elle fût pleine de beaucoup de très-mauvais garnemens. C’étoit son seul déduit de semer des querelles partout, et même entre les personnes les plus illustres. Il vouloit du mal à un seigneur qui, depuis peu de temps, étoit là venu comme gouverneur pour une république, encore qu’il eût plutôt sujet de le chérir, vu que personne ne se plaignoit de lui. Mais c’étoit qu’il avoit une mauvaise humeur qui le portoit toujours à médire des grands. L’on reconnoissoit bien qu’il ne médisoit de celui-ci que pour suivre sa coutume ; car il ne l’avoit jamais vu seulement, et n’avoit ouï réciter pas une de ses actions ni bonnes, ni mauvaises. Les fautes qu’il lui imputoit étoient celles qu’il avoit remarquées en d’autres : il s’imaginoit qu’ayant la même qualité il avoit aussi les mêmes vices. Or il avoit de la familiarité avec un personnage dont l’autorité étoit fort grande. Pour faire naître en lui une inimitié contre le gouverneur, il lui avoit été dire un jour qu’il sçavoit de bonne part que ce seigneur étoit l’homme le plus traître du monde, qu’il se falloit garder de lui, et qu’il avoit délibéré de livrer la ville à l’étranger ; ceci fut cru comme un oracle, pour autant que cet ancien citoyen sçavoit si bien déguiser ses malices, que l’on le prenoit pour un homme tout rempli de prud’hommie. Car davantage il affirma qu’il avoit ouï un très-mauvais complot. Le gouverneur, pour quelque dessein particulier, et bon toutefois, avoit été, le soir précédent, par toutes les rues, avec les archers de sa garde. Celui qui avoit reçu l’avertissement du goutteux s’en étoit aperçu et avoit cru infailliblement qu’il avoit envie d’accomplir quelque mauvaise intention. Voilà pourquoi, ayant assemblé les plus gros de la ville et leur ayant conté ce qu’il sçavoit, il avoit pris délibération avec