Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/477

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

changeoit promptement devant tout le monde, sans s’aller cacher derrière le rideau. S’il faisoit un roi, il étoit assis dans une chaise, il parloit gravement à quelque courtisan ; et puis il quittoit aussitôt son manteau royal et sa couronne, et, sortant de la chaise, se mettoit en la posture de cavalier ; puis, ayant à représenter un pauvre rustique, qui devoit parler de l’autre côté, il y passoit brusquement ; et, s’étant revêtu de haillons, il jouoit son rôle avec une telle naïveté, que l’on n’a jamais rien vu de plus agréable. Après il se remettoit dans la chaise en posture de prince, et changeoit si souvent de place, d’habit et de voix, que l’on trouvoit cela merveilleux. Voilà ce qu’il sçavoit pour la comédie, si bien qu’à n’en point mentir il eût beaucoup servi aux galanteries de Francion, et il avoit raison de le regretter. Pour ce qui étoit du reste, il avoit l’esprit si bon, que ses discours familiers étoient toujours remplis de quelques pointes ; c’est pourquoi il étoit bien venu chez tous les grands. Néanmoins il étoit fort pauvre ; car, ne se donnant à personne particulièrement, il n’avoit aucune pension pour s’entretenir. L’on étoit bien aise de l’avoir quelquefois à dîner ; mais ceux qui le recevoient à leur table faisoient comme ont accoutumé les grands, qui s’imaginent de faire beaucoup d’honneur et de plaisir à ceux qu’ils permettent de manger chez eux. Encore falloit-il qu’il payât toujours son écot par un bon conte ; car, s’il eût demeuré mélancolique et taciturne, il n’eût pas été bienvenu pour une autre fois. Il étoit donc de ceux qui dînent fort bien d’ordinaire, mais qui ne soupent point, parce que l’on ne mange point le soir chez les grands ; et, en ce qui étoit de sa cuisine, elle étoit fort froide. Il s’étoit autrefois fort bien trouvé de l’accointance de Francion qui vivoit splendidement à la françoise ; mais il avoit discontinué de le voir pour certaines occasions. Il sembloit même alors qu’il fût tout changé. L’on lui voyoit une façon sérieuse, comme s’il eût eu quelque chose de fâcheux dans l’esprit ; et, après les premiers complimens, il témoigna qu’il lui vouloit dire un secret fort important, touchant une chose fort pressée.

Cela se fit néanmoins sans dire mot ; car il ne vouloit point que son dessein parût, et il l’attira insensiblement en un endroit de la chambre, où ils ne pouvoient être entendus. Néanmoins Raymond conjectura que cela se faisoit tout exprès, et