Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/537

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quelque sorte, dit Nays ; car il est vrai que vous avez aimé Émilie. Je l’ai aimée, dit Francion, comme j’aimerois un beau fruit que je verrois sur l’arbre, et auquel je ne voudrois point pourtant toucher ; mais plutôt je l’ai aimée de l’amour que l’on porte aux fleurs, et non davantage : je pense que vous ne voulez pas que je sois aveugle et que je cesse de considérer les divers ouvrages de la nature ; je les trouve tous beaux ; mais cette affection que je leur porte retourne à vous ; car rien n’a de beauté au monde que ce qui vous ressemble en quelque sorte : néanmoins, si c’est être criminel de vivre ainsi, je veux bien changer d’humeur pour demeurer dans les termes de l’obéissance. Vous en direz tout ce qu’il vous plaira, dit Navs, mais vous ne vous excuserez pas si facilement de cela que de la fausse monnoie. Alors Dorini, l’ayant entretenue à part, lui dit qu’il falloit cesser sa rigueur, et qu’elle devoit considérer que Francion n’étoit point si coupable qu’elle avoit cru, et que, s’il avoit visité Émilie, c’étoit lorsqu’elle ne lui faisoit pas si bon visage, et qu’il tâchoit à se désennuyer ailleurs. Au reste, elle avoit déjà appris qu’il n’y avoit rien qui le liât avec cette dame, et qu’au contraire elle avoit épousé Ergaste. D’un autre côté, elle songeoit que, si elle rompoit avec lui après avoir été si avant, elle se feroit la risée du monde, et que même, Francion ayant beaucoup d’amis et de puissance, le désespoir et la colère lui pourroient faire entreprendre de fâcheuses choses. Elle permit donc qu’il l’entretînt en particulier, et qu’il lui renouvelât les assurances de sa servitude : de sorte qu’il se fit là comme un nouvel accord. Dorini dit qu’il ne falloit plus tant faire traîner leur mariage, afin que des jaloux ennemis de leur bien n’y missent plus d’empêchement. L’on envoya donc querir un prêtre ; et ils furent fiancés tout à l’heure, et il fut arrêté qu’ils seroient mariés le lendemain. Quand Francion fut de retour en sa maison avec ses amis, il leur dit que désormais il tâcheroit n’être plus sage que par le passé, et qu’il croyoit qu’ayant épousé Nays il seroit arrivé à bon port, et qu’il ne lui faudroit plus voguer sur cette mer d’affections diverses, où il avoit autrefois troublé son repos, étant à toute heure menacé du naufrage. L’ennui qu’il avoit eu pour Émilie se représentoit alors devant ses yeux, de sorte qu’il se délibéroit de n’aimer jamais que Nays. Il tâchoit de persuader aux autres de se retirer