Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/82

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punie après ma mort pour avoir commis ce que l’on appelle larcin, n’aurois-je pas raison de dire à quiconque m’en parleroit, que ç’auroit été une injustice de m’avoir mise au monde pour y vivre sans me permettre de prendre les choses dont l’on y vit ?

Après m’avoir tenu de pareils discours, elle expira, et je la fis enterrer sans aucune pompe, comme elle m’avoit recommandé, parce qu’elle sçavoit qu’il n’est rien de plus inutile.

Quelques nouvelles connoissances me vinrent alors, qui m’apportèrent un peu de quoi dîner ; mais la perte de ma bonne mère me fut si sensible, avec la mauvaise rencontre que je faisois quelquefois de personnes qui sçavoient trop mes affaires, que je résolus de quitter Paris pour m’en aller à la ville de Rouen. Ma beauté fut encore assez puissante pour m’amener force chalands ; mais, comme j’étois indifféremment une étable à tous chevaux, je me vis en peu de temps infectée d’une vilaine maladie : que maudits soient ceux qui l’ont apportée en France ! elle trouble tous les plaisirs des braves gens, et n’est favorable qu’aux barbiers, lesquels doivent bien des chandelles à l’un de nos rois[1], qui mena ses soldats à Naples pour l’y gagner et en rapporter ici de la graine. Si j’eus quelque bonheur en mon infortune, c’est qu’un honnête et reconnoissant chirurgien, à qui j’avois fait plaisir auparavant, me pansa pour beaucoup moins que n’eut fait un autre de sa manicle. Je ne vous veux pas entretenir de ces ordures, encore que je sçache bien que vous n’êtes pas de ces délicats à qui un récit est d’aussi mauvaise odeur que la chose même.

C’est assez vous apprendre que j’allai, comme l’on dit, en Bavière[2] voir sacrer l’empereur, et qu’étant de retour je me trouvai si changée, que je fus contrainte d’avoir recours aux artifices. Les fards, les eaux et les senteurs furent mis en usage dessus mon corps, pour y réparer la ruine qui s’y étoit faite. Outre cela, je m’étudiai à garder une certaine façon attrayante, et à dire quelques paroles affectées, ce qui enchan-

  1. Charles VIII
  2. Locution particulière aux académies d’amour. Aller en Bavière signifiait se faire traiter. L’étymologie de ce mot se trouve dans le Dictionnaire de Leroux, auquel nous renvoyons, — pour cause.