Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/83

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toit infiniment ceux sur qui je faisois dessein. Un certain homme, fort riche et sans office, en fut tellement épris, qu’il me retira en sa maison pour m’y gouverner plus librement. À n’en point mentir, il eût bien pu trouver une maîtresse plus belle que moi, aussi le confessoit-il ; mais il y avoit quelque chose en mon humeur qui lui plaisoit tant, qu’il me préféroit aux autres. La cause de notre séparation fut qu’il arriva une petite castille[1] entre nous, à cause que je tranchois comme je voulois de son bien, et avec plus de liberté qu’il ne m’avoit permis.

L’exercice de mon premier métier étant encore en ma mémoire, ce fut mon soudain refuge. Je m’y adonnai longtemps, ne refusant aucune personne qui m’apportât ce qui se couche sur le plat. En ce temps-là, un certain coquefredouille[2], se voulant marier, eut envie de sçavoir auparavant en quel endroit il faut assaillir son ennemi en la guerre de l’amour, où il n’avoit jamais montré sa valeur. Il me fut adressé par un sien cousin pour lui en donner des leçons. Ayant été chez moi un dimanche après dîner, l’on lui dit que j’étois au sermon, où il s’en alla aussitôt pour m’y trouver. Le prêcheur, tombant sur la première vie de la Madeleine, parloit fort contre les paillardes, et représentoit si vivement les peines qui leur sont préparées en enfer, que mon amant disoit en lui-même qu’il pouvoit bien faire compte d’en aller trouver une autre que moi pour lui octroyer la courtoisie, s’imaginant que je serois touchée de beaucoup de repentirs en oyant cette prédication ; mais, sitôt qu’elle fut achevée, et qu’ayant pu m’aborder il m’eut dit la pensée qu’il avoit, je lui fis une réponse que possible trouverez-vous pleine d’impiété : mais il n’importe, je ne suis pas ici pour faire paroître devant vous que je me repens de mes fautes passées. Vrami voire, lui dis-je, j’aurois l’âme bien foible de m’étonner de ce que nous vient de conter ce moine ; ne sçais-je pas bien qu’il faut que chacun fasse son métier ? Il exerce le sien, en amusant le simple peuple par ses paroles, et le détournant d’aller aux débauches où l’argent se perd inutilement et où se font les querelles et les batteries ; et moi j’exerce aussi le mien, en étei-

  1. Querelle.
  2. Niais.