Page:Sorel - Réflexions sur la violence.djvu/115

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de se former des idées qui dépendent uniquement de sa situation de producteur de grande industrie et qui n’empruntent rien à la pensée bourgeoise, et en vue d’acquérir des mœurs de liberté que la bourgeoisie ne connaît plus aujourd’hui. Cette doctrine est évidemment en défaut si la bourgeoisie et le prolétariat ne dressent pas, l’une contre l’autre, avec toute la rigueur dont elles sont susceptibles, les puissances dont ils disposent ; plus la bourgeoisie sera ardemment capitaliste, plus le prolétariat sera plein d’un esprit de guerre et confiant dans la force révolutionnaire, plus le mouvement sera assuré.

La bourgeoisie que Marx avait connue en Angleterre était encore, pour l’immense majorité, animée de cet esprit conquérant, insatiable et impitoyable, qui avait caractérisé, au début des temps modernes, les créateurs de nouvelle industrie et les aventuriers lancés à la découverte de terres inconnues. Il faut toujours, quand on étudie l’économie moderne, avoir présent à l’esprit ce rapprochement du type capitaliste et du type guerrier ; c’est avec une grande raison que l’on a nommé « capitaines d’industrie » les hommes qui ont dirigé de gigantesques entreprises. On trouve encore aujourd’hui ce type, dans toute sa pureté aux États-Unis : là se rencontrent l’énergie indomptable, l’audace fondée sur une juste appréciation de sa force, le froid calcul des intérêts, qui sont les qualités des grands généraux et des grands capitalistes[1]. D’après Paul De Rousiers, tout américain se sentirait capable d’« essayer sa chance » (to try his luck) sur le

  1. Je reviendrai sur cette assimilation au chapitre VII, iii.