Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/107

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une reconnaissance si sincère qu’elle effaça tout mon ressentiment ; puis elle ajouta :

« — J’ai surtout une grâce à vous demander. Obtenez de M. Félix qu’il ne donne pas à un autre la place de chef d’atelier ; il en a menacé mon mari, si d’ici à huit jours il n’a pas repris son ouvrage.

« — Mon frère ne le permettra pas, lui répondis-je.

« — Oh ! Mademoiselle, depuis que M. Buré a laissé la direction des ateliers à M. Félix, il ne veut plus s’en mêler.

« — Eh bien ! j’en parlerai au capitaine.

« — Oh ! oui, parlez-lui, me répondit-elle avec tristesse et en se laissant aller à causer plus qu’elle ne voulait sans doute, poussée qu’elle était par de cruels souvenirs ; parlez-lui pour mon pauvre homme. L’ouvrier n’est déjà pas si heureux avec lui, pour qu’on veuille lui faire perdre son pain parce qu’il a le malheur d’être malade. Il n’est pas bon, M. Félix… La maison est bien changée depuis qu’il est arrivé… Si vous saviez comme il m’a reçue quand j’ai été lui demander une avance !

« Elle parlait en pleurant, et moi je l’écoutais la terreur dans l’âme.

« — Femme ! femme ! murmura l’ouvrier étendu dans son lit.

« Marianne comprit mieux que moi cette interruption.

« — Oh ! pardon, pardon ! me dit-elle… j’oubliais que M. Félix… C’est certainement un brave homme… un homme qui vous rendra heureuse.

« Ce dernier mot me fit tressaillir. J’avais deux ans devant moi, j’avais oublié que je devais épouser Félix. Ce souvenir me fut rendu si soudainement après une si naïve révélation sur la dureté de son cœur, qu’il me glaça. Je devins pâle. Je me sentis si troublée, que je me levai pour sortir. Marianne courut après moi.

« — Je vous ai fâchée, me dit-elle ; ah ! excusez-moi. Voyez-vous, nous sommes si pauvres ! et j’ai eu peur.

« La pauvre femme pleurait, je pleurais aussi. Aujourd’hui que je puis étudier dans mon horrible loisir tout ce qui s’est passé en moi, je ne saurais comment expliquer le désespoir qui me saisit tout à coup ; je me mis à éclater en sanglots, je venais de voir clairement dans mon cœur que jamais je n’aimerais Félix. Était-ce un avertissement que j’allais en aimer un autre ? je ne sais, mais ce moment me révéla tout