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L’art n’a pas pour but de moraliser, mais si l’œuvre d’art est laide et malsaine, elle devient contagieuse et blesse la morale à sa façon. L’œuvre vaut ce que vaut celui qui l’a conçue ; à vous de vous garer dans la mesure où elle offense votre goût et votre bon sens. Car il y a un bon sens en art comme en logique, seulement le sentiment du beau ne se démontre pas. Il ne faut pas croire que la beauté s’impose à tous ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Nombreux sont les aveugles et les sourds. Essayez donc de leur prouver qu’ils ne jouissent pas de toutes leurs facultés, ils vous traiteront d’infirme vous-même, et chacun restera sur ses positions. « Il vaut mieux détourner les yeux de ce qui déplait et laisser chacun dans son sentiment, que de s’arrêter à contester ». (Init. livre iii chap. x 4 iv). Libre à vous de trouver que le furieux besoin de nouveauté sévissant à notre époque soit la chose du monde la plus puérile, vous ne convaincrez personne. Donc il faut du nouveau à tout prix. C’est pourquoi un « type » d’une rare ingéniosité imagina dernièrement de faire le parcours de Marseille à Amsterdam en « culbutant », trouvant original de se servir, pour déambuler, de sa tête et de son… postérieur plutôt que de ses jambes ainsi que font les êtres banals depuis… X années. Ça, c’est de la nouveauté. Je trouve à cette loufoquerie quelque analogie avec certaines audaces très prisées dans le monde des arts. En musique, par exemple, le procédé consiste à prendre la note à côté de celle qu’on avait pensée d’abord. Voilà un moyen à la portée de tout le monde pour « épater le bourgeois ». Deux personnes de ma connaissance désirant se mettre « à la page » s’avisèrent un jour de jouer à quatre mains un morceau de Haydn en transposant l’une des parties d’un demi-ton. Personne, parmi les auditeurs, ne douta que ce morceau n’eût pour auteur une des vedettes du jour, ce qui lui valut quelques applaudissements bien nourris. Gardons-nous de jamais prôner ce qui nous paraît clair ; le mot et la chose sont périmés. Il s’agit d’en remontrer au Créateur, lequel s’obstine à nous offrir toujours les mêmes fleurs qui embaument, et quelquefois encore des répliques d’Hélène la belle, chose que de vieilles personnes arriérées considèrent avec complaisance. « Hélène, ma fille, clament les autres, tu n’as même pas le nez de travers, les yeux louches et les jambes cagneuses. Arrière, ô sempiternelle belle fille ! toi qui n’es ni futuriste, ni cubiste, ni même polytonale. On t’a assez vue ».

Il est vrai que les choses créées sont parfaites tandis que les œuvres d’art ne font que tendre sans cesse à une perfection idéale qui se dérobe toujours. Il est permis de chercher le mieux et par conséquent le nouveau, ce à quoi les génies s’évertuent. Il s’agit donc de distinguer entre l’homme de génie et le farceur ; ce n’est pas toujours facile.