Page:Souvestre - Le Monde tel qu’il sera, 1846.djvu/192

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par toutes les puissances de l’Europe, comme un vieil habit de pourpre dont chacun veut un morceau, elle était demeurée les jambes croisées et laissant faire. À chaque province enlevée, elle répétait : Dieu est grand ! et prenait un sorbet. Jusqu’au jour où les corbeaux qui la mangeaient par lambeaux se retournèrent l’un contre l’autre et se mirent à se battre pour savoir qui aurait la meilleure part. Après une guerre dans laquelle périrent deux ou trois millions d’hommes, tout le monde finit par accepter ce que tout le monde avait refusé. On convint de partager la proie à l’amiable ; mais quand chacun vint pour prendre possession du lot qui devait lui appartenir, on ne trouva plus rien.Tandis que l’on se disputait à qui l’aurait, la nation turque s’était laissée mourir tout doucement, et là où ses envahisseurs espéraient un morceau de peuple, ils ne trouvèrent que des plaines désertes, dans lesquelles dormaient quelques vieux dromadaires ennuyés.

L’Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers, ne fût-ce qu’en les tuant pour vendre leurs peaux, lorsqu’une révolution arrêta subitement le cours de ses usurpations triomphantes. Jusqu’alors une aristocratie chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de xérès, et également instruite dans la science du gouvernement et du boxing, avait tenu sous ses pieds la foule en haillons, atrophiée par l’air des fabriques, les pommes de terre et le gin. Elle avait laissé les dernières lueurs d’en haut s’éteindre dans ces âmes. Quand on l’avait avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu’il fallait leur faire place au soleil des hommes et non les rejeter au rang des brutes, elle avait dit :

— À quoi bon ? la brute travaille avec plus de patience !