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DELPHINE.

puis vous dire maintenant, c’est qu’en vous livrant à une indignation bien naturelle, vous achèveriez de perdre sans retour la réputation de madame d’Albémar. Si votre nom n’était pas prononcé dans cette calomnie ; si tout ce qu’on dit, ce que l’on croit le plus n’était pas votre attachement pour madame d’Albémar, vous pourriez en imposer de quelque manière à ses ennemis. Encore faudrait-il que M. de Fierville eût un fils, un proche parent au moins qui voulût répondre pour lui, et que l’on comprît d’abord pourquoi vous vous adressez à tel homme plutôt qu’à tel autre, pour venger la réputation de madame d’Albémar ; car le public veut toujours qu’une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle héroïque, il la condamne sévèrement. Mais, dans votre situation actuelle, lors même qu’un homme moins âgé que M. de Fierville serait reconnu pour être l’auteur de la calomnie dirigée contre madame d’Albémar, vous feriez un tort irréparable à votre amie en vous chargeant de repousser l’offense qu’elle a reçue. On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés par elle, une femme, une sœur, une fille, mais jamais celle qui ne tient à nous que par l’amour ; et vous, monsieur, qui possédez éminemment les qualités énergiques et imposantes, les seules dont l’éclat se réfléchisse sur les objets de notre affection, vous aspirez en vain à défendre la femme que vous aimez ; ce bonheur vous est refusé.

Madame d’Albémar a cependant plus que personne besoin d’appui au milieu du monde ; sa conduite est parfaitement pure, et pourtant les apparences sont telles, qu’elle doit passer pour coupable. Elle a un esprit supérieur, un cœur excellent, une figure charmante, de la jeunesse, de la fortune ; mais tous ces avantages, qui attirent les ennemis, rendent un protecteur encore plus nécessaire : son esprit éclairé donne de l’indépendance à ses opinions et à sa conduite ; c’est un danger de plus pour son repos, puisqu’elle n’a ni frère ni mari qui lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces liens se sont placées, pour la plupart, à l’abri des préjugés reçus, comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre.

La parfaite bonté de madame d’Albémar semblerait devoir lui faire des amis de toutes les personnes qu’elle a servies, il n’en est rien ; elle a déjà trouvé beaucoup d’ingrats, elle en rencontrera peut-être beaucoup encore : vous avez vu ce qui lui est arrivé avec madame du Marset. J’ai souvent remarqué que, dans les sociétés de Paris, lorsqu’un homme ou une femme mé-