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DELPHINE.

doute : l’aurais-je cru possible ! L’injustice de l’opinion, je l’avoue, peut faire un mal cruel ; il faut quitter le monde pour jamais. Valorbe, le malheureux Valorbe, me poursuivra-t-il ! Il ignorera, j’espère, ce que je serai devenue. Que pourrais-je pour lui, quand même je n’aimerais pas Léonce ? Suis-je restée ce que j’étais ? puis-je secourir personne ? Les méchants ont enfin mortellement blessé mon âme. Ah ! pourquoi Léonce n’a-t-il pas suivi son premier mouvement ? Mais avais-je besoin de son secours pour me précipiter dans l’abîme ? Lui-même ne sentait il pas que c’était mon seul asile ? Louise, n’est-il donc pas encore temps ?

LETTRE XXX. — MADAME DE R. À MADAME D’ALBÉMAR.
Paris, ce 17 novembre.

Permettez à une personne qui vous doit la plus profonde reconnaissance, dont vous avez changé la vie, et qui date du jour où vous l’avez secourue le peu de bien qu’elle a pu faire ; permettez-lui, madame, d’essayer de vous consoler, quelque supérieure que vous lui soyez. Ce que je vais vous dire me coûtera sans doute ; mais si l’effort que je fais m’est pénible, il me sera doux de penser qu’il m’acquitte un peu envers vous. Puis-je d’ailleurs être humiliée si je vous soulage ? Ah ! de ma triste vie, ce sera l’action la plus honorable.

Vous avez éprouvé, avant-hier, une scène très-cruelle ; il y a dix-huit mois que votre bonté généreuse me sauva d’un éclat semblable en apparence, mais dont la douleur ne peut être la même ; car ce que je souffrais, à quelques égards, était mérité, et ce que l’on mérite doit durer toujours.

En réfléchissant sur ce qui vous est arrivé chez madame de Saint-Albe, je me suis rappelé qu’une fois ma tante, très maladroitement, vous avait fait souffrir, en comparant votre situation à la mienne ; j’ai donc pensé que si, sans aucun ménagement pour moi-même, je vous en faisais sentir l’extrême différence, vous y trouveriez peut-être quelques motifs de consolation. Votre âme est si noble, que j’ai été bien sûre que le mouvement qui m’excitait à vous écrire effacerait à vos yeux ce qu’il faut malheureusement que je rappelle en vous parlant de moi.

L’envie est parvenue momentanément à vous faire assez de tort : à force d’art on a perfidement interprété vos actions les plus généreuses ; et tous ces êtres, incapables de se dévouer