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DELPHINE.

trouvai presque égarée, la douleur de ce qui venait de se passer, la rage d’être condamné à attendre un prétexte pour vous venger, me jetèrent dans le délire du désespoir. Je ne sais ce qui m’échappa dans ce moment ; mais ce que je puis attester, c’est que, revenu à moi-même, j’éprouvai ce que jamais encore je n’avais ressenti, un mépris profond pour l’opinion des hommes. Je me demandai comment j’avais pu attacher tant d’importance aux jugements les plus injustes, à ceux qui osent attaquer avec indignité la créature la plus parfaite ! et je m’attendris douloureusement sur vous, ma Delphine, sur votre destinée, qui, sans mes torts et sans mon amour, eût été la plus brillante, la plus heureuse de toutes.

En me livrant, mon amie, à ces pensées tristes mais sensibles, à ces pensées qui adoucissaient entièrement mon caractère, puisqu’elles m’apprenaient à dédaigner ce qui m’avait si cruellement irrité, j’ouvris un livre anglais que vous m’avez donné, et les premiers vers qui frappèrent mes regards, comme par un hasard secourable, furent un portrait de femme qui semble être le vôtre, et que je me plais à vous transcrire :

Made tu engage all bearts, and charm, all eyes ;
Though meek, magnanimons ; though witty, wise ;
Polite, as all her life in courts had been ;
Yet good’, as she the world bad never seen.
The noble fire of an exalted mind,
With gentle female tenderness combin’d ;
her speech was the melodious voice of Love,
her song, the warbling of the vernal grove.
her eloquence was sweeter than her song,
Soft as her heart, and as her reason strong ;
her form each beauty of her mind express’d,
Her mind was Virtue by the Graces dress’d[1].

Voilà Delphine, voilà ce que vous êtes ; jamais aucune femme avant vous n’a mérité ce portrait ! mais l’imagination enflammée


  1. Faite pour attirer tous les cœurs et charmer tous les yeux, à la fois douce et
    magnanime, spirituelle et raisonnable, polie comme si elle avait passé toute sa vie
    dans les cours, et bonne comme si elle n’avait jamais vu le monde. Le noble feu
    d’une âme exaltée était tempéré dans son caractère par la douce tendresse d’une
    femme : quand elle parlait, on croyait entendre la voix mélodieuse de l’Amour ;
    quand elle chantait, l’oiseau qui, dans le printemps, habite les bosquets de fleurs.
    Son éloquence était plus douce encore que ses chants, sensible comme son cœur,
    et forte comme sa pensée, sa figure exprimait toutes les beautés de son âme ; son
    âme offrait la réunion de toutes les vertus et de tous les charmes.