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DELPHINE.

mes forces : d’ailleurs je ne pouvais pas lui apprendre ce qui s’était passé entre Mathilde et moi ; et comment retenir aucune de ses pensées en disant adieu à ce qu’on aime ? Je priai néanmoins M. Barton de ne pas refuser à Léonce la consolation de savoir ce qu’il m’en avait coûté pour partir ; je lui recommandai de ne pas nous laisser seuls, Léonce et moi : dans l’état où j’étais, je n’aurais pu rien cacher. Je décidai que je partirais le lendemain, jour que Léonce disait avoir choisi pour aller à la campagne avec madame de Mondoville ; ainsi je me dérobais à ce que j’aime avec les précautions qu’on pourrait prendre pour échapper à des persécuteurs.

Léonce vint le soir ; il était rêveur, et ne parut pas désirer lui-même que M. Barton s’éloignât. Après une heure de conversation la plus pénible, et que de longs silences interrompaient souvent, Léonce se leva pour partir ; dans ce moment un tremblement affreux me saisit, et je retombai sur ma chaise comme anéantie ; lui-même, occupé sans doute de son dessein, que j’ignorais alors, était tout entier concentré dans sa propre émotion, et ne remarqua point ce qui aurait pu l’étonner dans la mienne : il pressa ma main sur ses lèvres avec une ardeur très-vive, et s’enfuit précipitamment, en me criant de la porte : « Delphine, ne m’oubliez jamais ! » Je crus qu’il m’avait devinée ; je voulais le suivre, la force me manqua ; et quand il fut parti, l’idée terrible que je l’avais vu pour la dernière fois me saisit, je ne pouvais m’y soumettre. Léonce, en me quittant plus tôt que je m’y attendais, avait trop précipité mes impressions ; mon âme n’avait point passé par ces douleurs successives qui se préparent à la dernière ; j’avais reçu comme un coup subit dans le cœur, qui me faisait un mal insupportable ; je voulais, sans changer de résolution, voir encore une fois Léonce : je n’avais rien recueilli pour l’absence, je n’avais pas assez contemplé ses traits, je n’avais pu lui faire entendre un dernier accent qui restât dans son cœur.

Je passai la nuit entière à combiner et repousser tour à tour mille projets divers pour l’apercevoir encore une fois, pour adoucir le mal que m’avaient fait de si brusques adieux. Immobile sur mon lit, où je m’étais jetée, je n’osais, pendant cette cruelle agitation, ni me lever, ni faire un pas, ni changer de place, comme si le moindre mouvement avait dû être une nouvelle douleur. Le jour vint, et j’eus cependant la force de dire à Antoine, en lui recommandant le secret, que je partais à onze heures du soir : j’avais fixé ce moment parce que M. Barton devait revenir chez moi dans la soirée. À midi, l’on me remit votre,