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QUATRIÈME PARTIE.

plaisirs qui les agitaient, que si du sein des morts j’avais contemplé les intérêts de la terre. Je cherchais, à travers toutes ces figures que je voyais comme dans un rêve cruel, un seul homme, un seul être qui existait encore pour moi, et me rendait aux impressions réelles dans toute leur force et leur amertume. Je passais silencieusement au milieu des danses et des exclamations de joie, et je portais dans mon âme tout ce que la nature peut éprouver de douleur, sans jeter un cri, sans obtenir la compassion de personne. Ô souffrances morales ! comme vous êtes cachées au fond du cœur dont vous faites votre proie ! Vous le dévorez en secret, vous le dévorez souvent au milieu des fêtes les plus brillantes ; et tandis qu’un accident, une douleur physique, réveille la sympathie des êtres les plus froids, une main de fer serre votre poitrine, vous ravit l’air, oppresse votre sein, sans qu’il vous soit permis d’arracher aux autres, par aucun signe extérieur, des paroles de commisération.

Après avoir longtemps marché d’un bout de la salle à l’autre avec une activité, et une agitation continuelles, Léonce parut enfin dans une loge, regardant par toute la salle avec une impatience remarquable, pour découvrir quelqu’un qu’il cherchait. Je montai quelques marches pour aller vers lui ; et comme il devait nécessairement passer devant moi en rentrant dans la salle, je restai quelque temps appuyée sur la balustrade de l’escalier pour le regarder encore ; ce plaisir, le dernier, me jetait, malgré tout ce qui m’environnait, dans une rêverie profonde ; et tant que je pus le considérer ainsi, mes inquiétudes mêmes pour lui semblaient être suspendues. Dès qu’il descendit, je me hâtai de le suivre, résolue de m’attacher à ses pas, et de lui parler en me faisant connaître, si j’apercevais M. de Montalte. Léonce se retourna deux ou trois fois, étonné de mon insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui l’importunait, avec une expression d’indifférence très-dédaigneuse : ce regard, quoiqu’il ne s’adressât point à moi, me serra le cœur, et je mis ma main sur mes yeux pendant un moment, pour rassembler mes forces qui m’abandonnaient.

Je relevai la tête : un flot de monde m’avait déjà séparée de Léonce, et je le vis assez loin de moi, coudoyant M. de Montalte qui se retournait pour lui en demander l’explication ; je voulus m’avancer, la foule arrêtait chacun de mes pas ; je saisis le bras d’un homme que je connaissais à peine, et le priai de m’aider à travers la foule : cet homme odieux me retenait pour examiner ma main, pour considérer mes yeux, et m’adressait tous les fades propos de cette insipide fête, quand, à