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DELPHINE.

me laisser soupçonner d’affectation, j’acceptai la main que m’offrait M. de Serbellane, et nous partîmes ensemble. J’espérais que Léonce ne serait point encore chez madame de Vernon ; il y était déjà : je reconnus en entrant sa voiture dans la cour. Un des amis de M. de Serbellane le retint sur l’escalier : je le précédai d’un demi-quart d’heure, et je croyais avoir évité ce que je redoutais ; mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n’étions pas venus ensemble. Il répondit fort simplement que oui. À ce mot Léonce tressaillit ; il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi avec l’expression la plus amère, et je ne sus pendant un instant si je n’avais pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j’en suis sûre, la colère de Léonce ; mais, voulant me ménager, il s’assit négligemment à côté d’une femme dont il ne cessa pas d’avoir l’air fort occupé.

Léonce alla se placer à l’extrémité de la salle, et me regarda d’abord avec un air de dédain ; j’étais profondément irritée, et ce mouvement se serait soutenu, si tout à coup une pâleur mortelle couvrant son visage ne m’avait rappelé l’état où il était quand je le vis pour la première fois. Le souvenir d’une impression si profonde l’emporta bientôt malgré moi sur mon ressentiment. Léonce s’aperçut que je le regardais ; il détourna la tête et parut faire un effort sur lui-même pour se relever et reprendre la vie.

Mathilde chanta bien, mais froidement : Léonce ne l’applaudit point ; le concert continua sans qu’il eût l’air de l’entendre, et sans que l’expression sévère et sombre de son visage s’adoucît un instant. J’étais accablée de tristesse ; votre lettre, je l’avoue, avait un peu affaibli l’idée que je me faisais des obstacles qui me séparaient de Léonce : j’étais arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me présentant tous les inconvénients de son caractère, semblait élever de nouvelles barrières entre nous. Peut-être était-il jaloux, peut-être blâmait-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une conduite qu’il trouvait légère : l’un et l’autre pouvait être vrai, je ne savais comment parvenir à m’expliquer avec lui.

Le concert fini, tout le monde se leva ; j’essayai deux fois de parler à ceux qui étaient près de Léonce ; deux fois il quitta la conversation dont je m’étais mêlée, et s’éloigna pour m’éviter. Mon indignation m’avait reprise, et je me préparais à partir, lorsque madame de Vernon dit à quelques femmes qui restaient, qu’elle les invitait au bal qu’elle donnerait à sa fille jeudi pro-