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PREMIÈRE PARTIE.

ments ; je les ai devinés, j’ose les approuver, et tous les vœux de mon âme sont pour votre félicité. Je mettrai tant de prudence et de secret dans cette entrevue, que je vous promets d’en écarter tous les inconvénients. Je ferai servir ces dernières heures à fortifier la raison de Thérèse, et dans votre maison il ne sera prononcé que des paroles dignes de vous ; la nuit suivante je pars, je quitte peut-être pour jamais la femme qui m’a le plus aimé, et vous, madame, et vous dont le caractère est si noble, si sensible et si vrai. » C’était la première fois que M. de Serbellane m’exprimait vivement son estime : j’en fus émue. Cet homme a l’art de toucher par ses moindres paroles ; le courage qu’il avait su m’inspirer me soutint quelques moments ; mais à peine fut-il parti, que je fus saisie d’un profond sentiment de tristesse, en pensant à tous les hasards de l’engagement que je venais de prendre.

Si j’avais pu consulter Léonce, ne m’aurait-il pas désapprouvée ? il ne voudrait pas au moins, j’en suis sûre, que, sa femme se permit une conduite aussi faible. Ah ! pourquoi n’ai-je pas dès à présent la conduite qu’il exigerait de sa femme ? Cependant ma promesse n’était-elle pas donnée ? pouvais-je supporter d’être la cause volontaire de la douleur la plus déchirante ? Non ; mais que ce jour n’est-il passé !

Je suivis mon projet d’aller chez madame de Vernon, quoique je fusse bien peu capable de lui parler, dans la distraction où me jetait le consentement que M. de Serbellane avait obtenu de moi. Je trouvai Léonce avec madame de Vernon : il venait de prendre congé d’elle avant d’aller passer quelques jours à Mondoville. Il se plaignit de ne m’avoir pas vue, mais avec des mots si doux sur mon dévouement à l’amitié, que je dus espérer qu’il m’en aimait davantage. Il soutint la conversation avec un esprit très-libre ; il me parut, en l’observant, que son parti était pris ; jusqu’alors il avait eu l’air entraîné, mais non résolu ; j’espérai beaucoup pour moi de son calme : s’il m’avait sacrifiée, il aurait été impossible qu’il me regardât d’un air serein.

Madame de Vernon allait aux Tuileries faire sa cour à la reine ; elle me pria de l’accompagner. Léonce dit qu’il irait aussi ; je rentrai chez moi pour m’habiller, et un quart d’heure après Léonce et madame de Vernon vinrent me chercher.

Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec quarante femmes les plus remarquables de Paris. Madame de R. arriva : c’est une personne très-inconséquente, et qui s’est perdue de réputation par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je l’ai vue trois ou quatre fois chez sa tante,