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PREMIÈRE PARTIE.

nous apprit qu’il avait eu lieu dans les Champs-Elysées, presque devant le jardin de madame de Vernon. Lorsque M. d’Ervins fut tombé, M. de Serbellane vit Antoine et l’appela ; il le chargea de me dire, n’osant pas prononcer le nom de Thérèse, qu’après un tel événement, il était obligé de partir à l’instant même pour Lisbonne, mais qu’il m’écrirait dès qu’il y serait arrivé. Ces derniers mots furent entendus de quelques personnes qui s’étaient rassemblées autour du corps de M. d’Ervins, et mon nom seul fut répété dans la foule. Antoine, appelé comme témoin par la justice, ne déposera rien qui puisse compromettre Thérèse, et mon nom seul, s’il le faut, sera prononcé ; j’espère donc que je sauverai à Thérèse l’horrible malheur de passer pour la cause de la mort de son mari.

M. d’Ervins a un frère méchant et dur, qui serait capable, pour enlever à Thérèse sa fille et la direction de sa fortune, de l’accuser publiquement d’avoir excité son amant au meurtre de son mari. Thérèse me fit part de ses craintes, dont Isaure seule était l’objet. Nous convînmes ensemble que nous ferions dire partout qu’une querelle politique, que je n’avais pu réussir à calmer, était la cause de ce duel. Je priai seulement madame d’Ervins de me permettre de tout confier à madame de Vernon, parce qu’elle était plus en état que personne de diriger l’opinion de la société sur cette affaire, et qu’elle avait de l’ascendant sur M. de Fierville, qui paraissait le seul instruit de la vérité. Je demandai aussi à Thérèse de me donner une grande preuve d’amitié en consentant à ce que Léonce fût dépositaire de son secret ; je lui avouai mon sentiment pour lui, et à ce mot Thérèse ne résista plus.

C’était peut-être trop exiger d’elle ; mais, redoutant l’éclat de cette aventure, à laquelle mon nom, dans les premiers temps, pouvait être malignement associé, il m’était impossible de me résoudre à courir ce hasard auprès de Léonce. Je crains, je n’ai que trop de raisons de craindre qu’il ne blâme ma conduite ; mais je veux au moins qu’il en connaisse parfaitement tous les motifs. Il fut aussi décidé que j’emmènerais madame d’Ervins le soir même à ma campagne, et que nous y resterions quelques jours ensemble sans voir personne, jusqu’à ce qu’elle eût des nouvelles de la famille de son mari.

On vint me dire que madame de Vernon me demandait : j’allai la recevoir dans mon cabinet. Il fallait enfin que cette journée si douloureuse se terminât par quelques sentiments consolateurs. Je l’ai souvent remarqué : un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un soulagement à notre âme