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DELPHINE.

aviez raison de choisir mademoiselle de Vernon pour ma femme. Madame de Vernon m’a remis une lettre de vous décisive ; le contrat est signé d’hier au soir ; et cependant je vis, vous ne pouvez rien désirer de plus.

J’avais abrégé mon séjour à Mondoville, mais ce n’était pas dans ce but. À mon arrivée, j’apprends que M. de Serbellane a tué M. d’Ervins à la suite d’une querelle politique chez madame d’Albémar ; tout Paris retentit de cet éclat scandaleux. Sur le champ de bataille même, M. de Serbellane a nommé madame d’Albémar ; il était renfermé chez elle depuis vingt-quatre heures ; elle m’avait dit qu’il était parti pour le Portugal. Dans huit jours elle part pour Montpellier, d’où elle se rendra à Lisbonne, s’il n’est pas permis à M. de Serbellane de revenir en France pour l’épouser. Elle-même m’a écrit que madame de Vernon m’apprendrait toute son histoire. Enfin, de quoi me plaindrais-je ? elle est libre, son caractère devait m’ètre connu ; ne m’aviez-vous pas dit, ma mère, qu’il ne s’accorderait jamais avec le mien ? Pardonnez-moi de vous en avoir parlé : oubliez-la.

Je le sais, il ne m’est pas permis d’en finir ; l’existence que vous m’avez donnée vous appartient : j’ai éprouvé une émotion assez forte de tout ceci ; mais ce n’est pas en vain que votre sang m’a transmis le courage et la fierté, j’en aurai : je serai dans deux jours l’époux de Mathilde. Que dira madame d’Albémar alors ? que pensera-t-elle ? mais qu’importe ce qu’elle pensera ? Ma mère, vous serez obéie.

Le pauvre Barton s’est demis le bras en tombant de cheval ; il est obligé de rester à Mondoville encore quelque temps : il s’est aussi comme moi cruellement trompé ; mais qu’en résulte-t-il pour lui ? rien. Adieu, ma mère.

LETTRE XXXVI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, dans la nuit du 12 juillet.

Je n’ai plus rien à vous dire sur moi ; aujourd’hui, à six heures du soir, mon sort a, fini, et à neuf j’ai reçu la lettre qui me l’annonce. J’existe ; je crois que je ne mourrai pas ; j’irai vous rejoindre dès que madame d’Ervins sera rétablie. Il y a quelques heures que je me suis crue très-mal, mais c’est une des illusions de la douleur : souffrir, ce n’est pas mourir, c’est vivre.