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DELPHINE.

sance derrière la colonne. Je ne sais ce qui s’est passé depuis ; je n’ai point entendu le oui fatal ; le froid bienfaisant de la mort m’a sauvé cette angoisse.

À dix heures du soir, le gardien de l’église, au moment où il allait la fermer, s’est aperçu qu’une femme était étendue sur le marbre ; il m’a relevé, il m’a portée à l’air ; enfin, il m’a rendu cette fièvre douloureuse qu’on appelle la vie : je me suis fait conduire chez moi ; j’ai trouvé mes gens inquiets ; et de quoi, juste ciel ! que ne pleuraient-ils de me revoir ! Après trois heures d’une immobilité stupide, j’ai retrouvé la force de vous écrire. Louise, ma seule amie, rappelez-moi près de vous : ils sont tous heureux ici ; qu’ai-je à faire dans ce pays de joie ? Peut-être les lieux que vous habitez ranimeront-ils en moi les sentiments que j’y ai longtemps éprouvés ; une année ne peut-elle se retrancher de la vie ? Mais un jour, un seul jour ! ah ! c’est celui-là qui ne s’effacera point !

LETTRE XXXVIII. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 14 juillet.

Je vous ai mandé ma résolution ; sachez à présent que je suis marié ; oui, depuis hier, à Mathilde, je suis marié : je vous ai épargné tout ce que j’ai souffert ; pourquoi mêler à vos douleurs les inquiétudes de l’amitié ? Mais il faut cependant, si je ne veux pas devenir fou, que je vous confie une seule chose ; et que direz-vous de moi si ce secret impossible à garder est une apparition, un fantôme, une chimère ? Voilà ce qu’est devenu votre misérable ami, voilà dans quel état elle m’a jeté par sa perfidie.

Je savais hier que madame d’Albémar était à Bellerive, s’occupant de son départ pour Lisbonne ; je le savais : eh bien, au milieu de la cérémonie imposante qui pour jamais disposait de mon sort ; dans cette église où la fierté, le devoir, la volonté de ma mère m’ont entraîné, j’ai cru voir, derrière une colonne, madame d’Albémar couverte d’un voile blanc ; mais sa figure s’offrit à mes regards si pâle et si changée, que c’est ainsi que son image devrait m’apparaître après sa mort. Plus je fixais les yeux sur cette colonne, plus mon illusion devenait forte, et je crus que mon nom et le sien avaient été prononcés par sa voix, que j’entends souvent, il est vrai, quand je suis seul.