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DEUXIÈME PARTIE.

LETTRE IV. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 5 août.

Vous me demandez comment je passe ma vie avec Mathilde : ma vie ! elle n’est pas là. Je me promène seul tout le jour, et Mathilde ne s’en inquiète pas ; pendant ce temps elle va à la messe ; elle voit son évêque, ses religieuses, que sais-je ? elle est bien. Quand je la retrouve, de la politesse et de la douceur lui paraissent du sentiment, elle s’en contente, et cependant elle m’aime. La fille de la personne du monde qui a le plus de finesse dans l’esprit et de flexibilité dans le caractère marche droit dans la ligne qu’elle s’est tracée, sans apercevoir jamais rien de ce qu’on ne lui dit pas. Tant mieux !… je ne la rendrai pas malheureuse. Et que m’importe son esprit, puisque je ne veux jamais lui communiquer mes pensées ?

Nous avancerons l’un à côté de l’autre dans cette route vers la tombe, que nous devons faire ensemble ; ce voyage sera silencieux et sombre comme le but. Pourquoi s’en affliger ? Un seul être au monde changerait en pompe de bonheur cette fête de mort que les hommes ont nommé le mariage ; mais cet être était perfide, et un abîme nous a séparés.

Mon ami, je voudrais venger M. d’Ervins. Pourquoi M. de Serbellane existe-t-il après avoir tué un homme ? n’a-t-il tué que ce d’Ervins ! Et moi, juste ciel ? est-ce que je vis ? Je ne suis pas content de ma tête, elle s’égare quelquefois ; ce que j’éprouve surtout, c’est de la colère : une irritabilité que vous aviez adoucie ne me laisse plus de repos ; je n’ai pas un sentiment doux. Si je pense que je pourrais la rencontrer, je ne me plais qu’à lui parler avec insulte ; il n’y a plus de bonté en moi : mais qu’en ferais-je ? ne disait-on pas que Delphine était remarquable par la bonté ? je ne veux pas lui ressembler.

Tous les jours une circonstance nouvelle accroît mon amertume ; j’étais étonné de ce que le départ de madame d’Albémar n’avait pas encore eu lieu ; je remarquais le séjour de madame d’Ervins chez elle, et j’avais fait de ce séjour même une sorte d’excuse à sa conduite ; je me disais qu’apparemment elle n’avait point pris avec trop de chaleur et d’éclat le parti de M. de Serbellane, puisque la femme de M. d’Ervins avait choisi sa maison pour asile ; et, quoique cette circonstance ne changeât rien aux relations de madame d’Albémar avec M. de Serbellane, à ces vingt-quatre heures passées chez elle, misérable que je