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DEUXIÈME PARTIE.

Elle sait donc qu’il me croit indigne de sa présence, ou qu’il a pitié de ma faiblesse, de l’amour qu’il me croit encore pour lui ? Ah ! si je le voyais, combien je serais calme, fière, dédaigneuse ! Pendant que je cherchais à reprendre quelque force, les deux battants de mon salon s’ouvrirent, et l’on annonça madame de Mondoville.

Louise, c’est ainsi que l’heureuse Delphine se fût appelée si Thérèse… Ah ! ce n’est pas Thérèse ; c’est lui, c’est lui seul ! À l’abri de ce nom de Mondoville, si doux, si harmonieux, quand il présageait sa présence ; à l’abri de ce nom, Mathilde s’avançait avec fierté, avec confiance ; et moi, qu’il en a dépouillée, je n’osais lever les regards sur elle, je pouvais à peine me soutenir. Elle m’aborda fort simplement et ne me parut pas avoir la moindre idée des motifs de mon absence ; elle attribua tout à mes soins pour madame d’Ervins, et me parut avoir gagné depuis qu’elle passait sa vie avec Léonce. Je ne suis pas la rose, dit un poète oriental, mais j’ai habité avec elle. Dieu ! que deviendrai-je, moi, condamnée à ne plus le revoir ?

Une fois, dans la conversation, il me sembla que Mathilde avait pris un geste, un mot familier à Léonce ; mon sang s’arrêta tout à coup à ce souvenir, si doux en lui-même, si amer quand c’était Mathilde qui me le retraçait. Un des gens de Léonce servait Mathilde à table ; tous ces détails de la vie intime me faisaient mal. Si je restais ici, j’éprouverais à chaque instant une douleur nouvelle. Voir sans cesse Mathilde, sentir son bonheur goutte à goutte ! non, je ne le puis. Quand il fallait m’adresser à elle, lui offrir ce qui se trouvait sur la table, j’évitais de lui donner aucun nom ; madame de Vernon l’appelait souvent madame de Mondoville, et chaque fois je tressaillais.

Je m’aperçus aisément que madame de Vernon était blessée contre sa fille ; mais je gardais le silence sur tout ce qui pouvait amener une conversation animée ; à peine pouvais-je articuler les mots les plus insignifiants sans me trahir. Enfin, après le dîner, madame de Vernon demanda à Mathilde quand son nouvel appartement serait prêt. « Dans six jours, » répondit Mathilde ; et, se retournant vers moi, elle me dit : « Je vois bien que cet arrangement déplaît à ma mère ; mais, je vous en fais juge, ma cousine, n’est-il pas convenable que nous vivions dans des maisons séparées ? Nos goûts et nos opinions diffèrent extrêmement : ma mère aime le jeu ; elle passe une partie de la nuit au milieu du monde ; la solitude me convient, et nous