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DELPHINE.

et celles que je confie, et celles qui me font mal à développer ! Pardonnez-moi si j’y succombe ; c’est pour vous seule que je vis encore.

LETTRE VII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 8 août.

Ne puis-je donc faire un pas qui ne renouvelle plus cruellement les chagrins que je ressens ? Pourquoi m’a-t-on conduite encore chez madame de Lebensei ? Elle est heureuse par le mariage ; elle l’est parce que son mari a su braver l’opinion, parce qu’il a méprisé les vains discours du monde, et qu’à cet égard il est en tout l’opposé de Léonce. Madame de Lebensei est heureuse, et je l’aurais été bien plus qu’elle, car son caractère ne la met point, entièrement au-dessus du blâme : son cœur est bien loin d’aimer comme le mien ; et quel homme, en effet, pourrait inspirer à personne ce que j’éprouve pour Léonce ?

Madame de Vernon vint me prendre hier pour aller à Cernay, comme nous en étions convenues. En arrivant, nous apprîmes que M. de Lebensei était absent. Madame de Lebensei, en nous voyant, fut émue ; elle cherchait à le cacher, mais il était aisé de démêler cependant qu’une visite de ses parents était un événement pour elle, dans la proscription sociale où elle vivait. Vous avez connu madame de Lebensei à Montpellier : elle a près de trente ans ; sa figure, calme et régulière, est toujours restée la, même. Nous parlâmes quelque temps sur tous les sujets convenus dans le monde pour éviter de se connaître et de se pénétrer : cette manière de causer n’intéressait point une personne qui, comme madame de Lebensei, passe sa vie dans la retraite ; néanmoins elle craignait de s’approcher la première d’aucun sujet qui put nous engager à lui parler de sa situation. J’essayai de nommer quelques personnes de sa connaissance ; il me parut, par ce qu’elle m’en dit, qu’elle ne les voyait plus ; je remarquai bien qu’elle souffrait d’en avoir été abandonnée, mais je ne m’en aperçus qu’à la fierté même avec laquelle elle repoussait tout ce qui pouvait ressembler à une tentative pour se justifier ou à des efforts pour se rapprocher du monde. Elle veut briser ce qu’elle pourrait conserver encore de liens avec la société, non par indifférence, mais pour n’avoir plus aucune communication avec ce qui lui fait mal.