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DEUXIÈME PARTIE.

Madame de Lebensei a pris tellement l’habitude de se contenir en présence des autres, qu’il était difficile de l’amener à nous parler avec confiance. Cependant, comme madame de Vernon lui faisait quelques excuses polies sur l’absence de sa fille, il lui échappa de dire : « Vous avez la bonté de me cacher, madame, la véritable raison de cette absence : madame de Mondoville ne veut pas me voir depuis que j’ai épousé M. de Lebensei. » Madame de Vernon sourit doucement, je rougis, et madame de Lebensei continua : « Vous, madame, dit-elle en s’adressant à madame de Vernon, vous qui m’avez connue dans mon enfance et qui avez été l’amie de ma famille, je vous remercie d’être venue me trouver dans cette circonstance ; je remercie madame d’Albémar de vous avoir accompagnée ici : je ne cherche pas le monde, je ne veux pas lui donner le droit de troubler mon bonheur intérieur ; mais une marque de bienveillance m’est singulièrement précieuse, et je sais la sentir. » Ses yeux se remplirent alors de larmes, et, se levant pour nous les dérober, elle nous mena voir son jardin et le reste de sa maison.

L’un et l’autre étaient arrangés avec soin, goût et simplicité ; c’était un établissement pour la vie ; rien n’y était négligé : tout rappelait le temps qu’on avait déjà passé dans cette demeure, et celui plus long encore qu’on se proposait d’y rester. Madame de Lebensei me parut une femme d’un esprit sage sans rien de brillant, éclairée, raisonnable plutôt qu’exaltée. Je ne concevais pas bien comment, avec un tel caractère, sa conduite avait été celle d’une personne passionnée, et j’avais un grand désir de l’apprendre d’elle ; mais madame de Vernon ne m’aidait point à l’y engager ; elle était triste et rêveuse, et ne se mêlait point à la conversation.

En parcourant les jardins de madame de Lebensei, je découvris, dans un bois retiré, un autel élevé sur quelques marches de gazon ; j’y lus ces mots : À six ans de bonheur, Elise et Henri. Et plus bas : L’amour et le courage réunissent toujours les cœurs qui s’aiment. Ces paroles me frappèrent ; il me sembla qu’elles faisaient un douloureux contraste avec ma destinée, et je restai tristement absorbée devant ce monument du bonheur. Madame de Lebensei s’approcha de moi ; et, troublée comme je l’étais, je m’écriai involontairement : « Ah ! ne m’apprendrez-vous donc pas ce que vous avez fait pour être heureuse ? Hélas ! je ne croyais plus que personne le fût sur la terre. » Madame de Lebensei, touchée sans doute de mon attendrissement, me dit avec un mouvement très-aimable : « Vous saurez, madame, puisque