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DEUXIÈME PARTIE.

Sous des formes froides et quelquefois sévères, il est plus accessible que personne à la pitié : il cache ce secret, de peur qu’on n’en abuse ; mais moi, je le sais et je m’y confie. Sans doute je serais bien malheureuse s’il n’était retenu près de moi que par la crainte de m’affliger en s’éloignant ; mais tout en jouissant de l’amour que je lui inspire, je songe avec bonheur que deux vertus me répondent de son cœur, la vérité et la bonté. Nous nous faisons illusion ; mais quand on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu besoin des femmes ; tant d’intérêts divers animent leur vie, que ce n’est pas assez du goût le plus vif, de l’attrait le plus tendre, pour répondre de la durée d’une liaison : il faut encore que des principes et des qualités invariables préservent l’esprit de se livrer à une affection nouvelle, arrêtent les caprices de l’imagination, et garantissent le cœur longtemps avant le combat, car s’il y avait combat, le triomphe même ne serait plus du bonheur.

Que de qualités cependant, que de singularités même ne faut-il pas trouver réunies dans le caractère d’un homme, pour avoir la certitude complète de son affection constante et dévouée ! et, sans cette certitude, combien le parti que j’ai adopté serait insensé ! car, lorsqu’on prend une résolution contraire à l’opinion générale, rien ne vous soutient que vous-même : vous avez contracté l’engagement d’être heureuse ; et si jamais vous laissiez échapper quelques regrets, le public et vos amis seraient prêts à les repousser au fond de votre cœur comme dans leur seul asile.

Je ne le dissimulerai point, les opinions philosophiques de Henri, la force de son caractère, son indifférence absolue pour la manière de penser des autres, quand elle n’est pas la sienne, tous ces appuis m’ont été bien nécessaires pour lutter contre la défaveur du monde. Un homme s’affranchit aisément de tout ce qui n’est pas sa conscience, et s’il possède des talents vraiment distingués, c’est en obtenant de la gloire qu’il cherche à captiver l’opinion publique ; la gloire commence à une grande distance du cercle passager de nos relations particulières, et n’y pénètre même qu’à la longue. M. de Lebensei, par un contraste singulier mais naturel, est parfaitement indifférent à l’opinion de ce qu’on appelle la société, et très-ambitieux d’atteindre un jour à l’approbation du monde éclairé : moi, qui ne puis être connue qu’autour de moi, je ne nie point que je ne sois affligée quelquefois d’être généralement blâmée ; mais comme ce blâme ne produit pas sur Henri la plus légère im-