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DELPHINE.

pour vous ouvrir encore une fois ce cœur qui doit se refermer pour toujours. » Je la suivis : ses cheveux noirs, son teint pâle, ses regards qui exprimaient alternativement l’amour et la dévotion, donnaient à son visage un caractère de beauté que je ne lui avais jamais vu. Nous nous assîmes sous quelques arbres encore verts. Thérèse alors, tournant vers l’horizon des regards vraiment inspirés, me dit :

« Ma chère Delphine, je vous le confie en présence de ce soleil qui semble nous écouter au nom de son divin maître, l’objet de mon malheureux amour n’est point encore effacé de mon cœur. Avant qu’un prêtre vénérable eût accepté le serment que j’ai fait de ma consacrer à Dieu, je lui ai demandé si, parmi les devoirs que j’allais m’imposer, il en était un qui m’interdit les souvenirs que je ne puis étouffer ; il m’a répondu que le sacrifice de ma vie était le seul qui fût en ma puissance ; il m’a permis de mêler aux pleurs que je verserais sur mes fautes le regret de n’avoir pas été la femme de celui qui me fut cher, et de n’avoir pu concilier ainsi l’amour et la vertu. Je ne craignais, dans l’état que je vais embrasser, que des luttes intérieures contre ma pensée ; dès qu’on n’exige que mes actions, je me voue avec bonheur à l’expiation de la mort de M. d’Ervins.

M. de Serbellane m’offre de m’épouser et de passer le reste de sa vie en Amérique avec moi. Juste ciel ! avec quel transport je l’accepterais ! quel sentiment presque idolâtre n’éprouverais-je pas pour lui ! Mais le sang, la mort nous sépare ; un spectre défend ma main de la sienne, et l’enfer s’est ouvert entre nous deux. Si je succombais, j’entraînerais ce que j’aime dans mon crime ; le malheureux ! il partagerait mon supplice éternel, et je n’obtiendrais pas de la Providence, comme des hommes, de ne condamner que moi seule. Mes pleurs et mon sacrifice serviront peut-être aussi sa cause dans le ciel. — Oui ! s’écria-t-elle d’une voix plus élevée, oui, je prierai sans cesse ! et si mes prières touchent l’Être suprême, ô mon ami ! c’est toi qu’il sauvera. — Delphine, me dit-elle en m’embrassant, pardonnez ; je ne puis parler de lui sans m’égarer, et je confonds ensemble et l’amour et le sentiment qui m’ordonne d’immoler l’amour. Mais ils m’ont dit que dans le temple, après de longs exercices de piété, mes idées deviendraient plus calmes ; je les crois, ces bons prêtres, qui ont fait entendre à mon âme le seul langage qui l’ait consolée.

Il m’eût été beaucoup plus difficile de vivre au milieu du monde, en renonçant à M. de Serbellane, que de lui prouver