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DEUXIÈME PARTIE.

encore, par la résolution que je prends, combien mon âme est profondément atteinte. Ce motif n’est pas digne de l’auguste état que j’embrasse ; mais ne faut-il pas aider de toutes les manières la faiblesse de notre nature ? et si je me sens plus de force pour revêtir les habits de la mort en pensant que ce sacrifice obtiendra de lui des larmes plus tendres, pourquoi m’interdirais-je les idées qui me soutiennent dans ce grand combat du cœur ?

Un seul devoir, un seul, pouvait me retenir dans le monde : c’était l’éducation d’Isaure. Ma chère Delphine, c’est vous qui m’avez tranquillisée sur cette inquiétude ; je vous remettrai ma fille, la fille du malheureux dont j’ai causé la mort : vous êtes bien plus digne que moi de former son esprit et son âme ; mon éducation négligée ne me permet pas de contribuer à son instruction, et mon cœur est trop troublé pour être jamais capable de fortifier son caractère contre le malheur. Elle a dix ans, et j’en ai vingt-six ; le spectacle de ma douleur agit déjà trop sur ses jeunes organes. Hélas ! ma chère Delphine, vous n’êtes pas heureuse vous-même ; j’ai peut-être à jamais perdu votre destinée : mais votre âme, plus habituée que la mienne à la réflexion, sait mieux contenir aux regards d’un enfant les sentiments qu’il faut lui laisser ignorer. L’étendue de votre esprit, la variété de vos connaissances, vous permettent de vous occuper et d’occuper les autres de diverses idées. Pour moi, je vis et je meurs d’amour. Dans cette religion à laquelle je me livre, je ne comprends rien que son empire sur les peines du cœur, et je n’ai pas, dans ma faible et pauvre tête, une seule pensée qui ne soit née de l’amour.

Hélas ! le parti que je vais prendre affligera sans doute M. de Serbellane ; peut-être aurait-il goûté quelque bonheur avec moi : ce sanglant hyménée ne lui inspirait point d’horreur, et, pendant quelques années du moins, il n’aurait point été troublé par l’attente d’une autre vie. Oh ! Delphine, il m’en a coûté longtemps pour lui causer cette peine ; il me semblait qu’un jour de la douleur d’un tel homme comptait plus que toutes mes larmes : cependant une idée que l’orgueil aurait repoussée, m’a soulagée enfin de la plus accablante de mes craintes. Je lui suis chère, il est vrai, mais c’est moi qui l’aime mille fois plus qu’il ne m’a jamais aimée ; une carrière, un but à venir lui reste ; il ne donnera jamais à personne, je le crois, cette tendresse première dont je faisais ma gloire, alors même qu’elle me coûtait l’honneur et la vertu : l’amour finit