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DEUXIÈME PARTIE.

moi plusieurs personnes, qui croient toutes qu’elles me regrettent, et dont la bienveillance s’est singulièrement ranimée en ma faveur par l’idée de ma prochaine absence.

Pendant que ce cercle était réuni dans le salon de Bellerive, madame de Lebensei y arriva avec son mari, qu’elle m’avait promis de m’amener. Quand elle vit cette société nombreuse, elle fut entièrement déconcertée et descendit dans le jardin, sous le prétexte de prendre l’air ; il me fut impossible de la retenir, et peut-être valait-il mieux en effet qu’elle s’éloignât, car tous les visages de femmes s’étaient déjà composés pour cette circonstance. M. de Lebensei ne s’en alla point ; je remarquai même que c’était avec intention qu’il restait ; il voulait trouver l’occasion de témoigner son indifférence pour les malveillantes dispositions de la société : il avait raison, car sous la proscription de l’opinion une femme s’affaiblit, mais un homme se relève ; il semble qu’ayant fait les lois, les hommes sont les maîtres de les interpréter ou de les braver.

L’esprit de M. de Lebensei me frappa beaucoup ; il n’eut pas l’air de se douter du froid accueil qu’on réservait à sa femme : il parla sur des objets sérieux avec une grande supériorité, n’adressa la parole à personne, excepté à moi, et trouva l’art d’indiquer son dédain pour la censure dont il pouvait être l’objet, sans jamais l’exprimer ; un air insouciant, un calme, des manières nobles, remettaient chacun à sa place ; il ne changeait peut-être rien à la manière de penser, mais il forçait du moins au silence, et c’est beaucoup ; car dans ce genre, l’on s’exalte par ce qu’on se permet de dire, et l’homme qui oblige à des égards en sa présence est encore ménagé lorsqu’il est absent.

Quand madame de Lebensei fut revenue près de nous, après le départ de la société, M. de Lebensei continua à montrer l’indépendance de caractère et d’opinion qui le distingue, et je sentis que sa conversation, en fortifiant mon esprit, me faisait du bien : du bien ! ah ! de quel mot je me suis servie ! Hélas ! si vous saviez dans quel état est mon âme… Mais puisque je me suis promis de me contraindre, il faut en avoir la force, même avec vous.