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DEUXIÈME PARTIE.

mais, prolongeant à dessein la lecture pour se remettre, quand elle se sentit enfin tout à fait calme, elle me dit assez froidement : « Vous êtes la maîtresse de semer la haine dans une famille unie ; mais vous auriez dû penser plus tôt qu’il était juste que je fisse tous les efforts qui dépendaient de moi pour bien marier ma fille, et vous empêcher de lui enlever l’époux qui lui était promis. — Grand Dieu ! m’écriai-je, il était juste que vous abusassiez de mon amitié pour vous, de la confiance absolue qu’elle m’inspirait… — Et vous, interrompit-elle, n’abusiez-vous pas de ce que je vous recevais chez moi, pour venir, dans ma maison même, ravir à ma fille l’affection de Léonce ? — Vous ai-je rien caché ? répondis-je avec chaleur ; ne vous ai-je pas chargée vous-même d’expliquer ma conduite et mes sentiments à Léonce ? — En vérité, interrompit madame de Vernon, si vous me permettez de vous le dire, il fallait être trop naïve pour me choisir, moi, pour engager Léonce à vous épouser. — Trop naïve ! répétai-je avec indignation, trop naïve ! est-ce vous, madame, qui parlez avec dérision des sentiments généreux ? Ah ! j’en atteste le ciel, dans ce moment où j’apprends que mon estime pour votre caractère a détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir offert une dupe si facile ; je jouis avec orgueil d’avoir un esprit incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer comme d’un enfant.

— Léonce, lui-même vous avoue, me répondit-elle, que ce n’est pas moi qui lui ai appris ce que l’on répandait dans le monde : je me suis contentée de ne pas le nier ; c’était bien le moins dans ma situation. Quant à tout l’esprit que fait Léonce à propos du prétendu pouvoir que j’ai exercé sur lui, c’est une excuse qu’il veut vous donner ; on ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère : l’éclat de votre aventure lui déplaisait ; l’imprudence de votre conduite, l’indépendance de vos opinions, blessaient extrêmement sa manière de voir, voilà tout. — Non, repris-je vivement, ce n’est pas tout ; vous voulez, par des paroles légères, confondre le bien avec le mal, et cacher vos actions dans le nuage de vos discours ; préparez pour le monde ces habiles moyens, un cœur blessé ne peut s’y méprendre. Écoutez chaque mot de la lettre de Léonce. » Comme je voulais la reprendre pour la relire, madame de Vernon la retint, et me dit négligemment : « Ne voulez-vous pas occuper tout Paris de nos querelles de famille, et montrer à vos amis cette lettre de Léonce ? » En prononçant ces paroles, elle la jeta dans le feu. Cette action m’indigna ; mais plus