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DELPHINE.

fendre, que sur ceux qui le font volontairement. Vous allez vous trouver nécessairement mal avec votre famille, si vous ne voyez plus madame de Vernon ; car madame de Mondoville, dans cette circonstance, ne se séparera sûrement pas de sa mère. Il faut tâcher de vous raccommoder avec tout cela : pensez-en ce que j’en pense ; mais soyez avec madame de Vernon dans une bonne mesure, quoique sans fausseté.

Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant répond à tout ; cette magie reste encore au courage, il affranchit honorablement des liens qu’impose la société ; ces liens sont les plus subtils, et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme sans père et sans mari, quelque distinguée qu’elle soit, n’a point de force réelle ni de place marquée au milieu du monde. Il faut donc se tirer d’affaire habilement, gouverner les bons sentiments avec encore plus de soin que les mauvais, renoncer à cette exaltation romanesque qui ne convient qu’à la vie solitaire, et se préserver surtout de ce naturel inconsidéré, la première des grâces en conversation, et la plus dangereuse des qualités en fait de conduite.

Vous aimez, quoi que vous en puissiez dire, le mouvement et la variété de la société de Paris ; sachez donc vous maintenir dans cette société sans donner prise sur vous à personne. Avant les chagrins que vous avez éprouvés, vous aimiez aussi, et cela devait être, les succès sans exemple que vous obteniez toujours quand on vous voyait et quand on vous entendait. Défiez-vous de ces succès ; qu’ils vous rendent d’autant plus prudente ; car, en excitant l’envie, ils vous obligent à craindre madame de Vernon. Je pourrais, moi, me brouiller avec elle ; nous sommes à force égale, vieille et oubliée que je suis ; mais vous, la plus belle, la plus jeune, la plus aimable des femmes, on croira tout ce que madame de Vernon dira contre vous, et, pour ne vous rien cacher, on le croit déjà.

J’avais commencé ma lettre avec l’intention de vous laisser ignorer ce que madame de Vernon allègue en sa faveur ; mais je réfléchis qu’il faut que vous connaissiez tous les motifs qui doivent diriger votre conduite. Elle prétend que vous l’aviez chargée d’engager Léonce à vous épouser ; que, depuis l’esclandre du duel de M. de Serbellane, il ne l’a pas voulu, et que vous ne lui avez jamais pardonné son infructueuse négociation. Elle affirme que vous avez dit à tout le monde un mal abominable d’elle, et que vous lui avez reproché de prétendus services avec indélicatesse et amertume. Jugez combien les