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DEUXIÈME PARTIE.

tainebleau : j’ai cédé à ses instances, et surtout à celles de sa nièce, madame de R… Elle a mis beaucoup de délicatesse à ne jamais me rechercher à Paris, et semble attacher un grand prix à ces jours passés avec elle : je ne continuerai donc mon voyage vers vous que dans huit jours. Madame de Mondoville est venue me voir à Paris, un soir que j’étais à Bellerive ; je lui ai rendu le lendemain sa visite, mais en m’assurant auparavant qu’elle n’y était pas. Je craignais d’y trouver sa mère, et j’avais raison d’avoir peur de l’émotion que j’éprouverais, si j’en juge par celle que m’a causée le moment où, depuis notre rupture, j’ai entrevu madame de Vernon.

Je sortais de Paris, ce matin, avec ma voiture chargée pour le voyage, et conduite par des chevaux de poste ; les postillons, en tournant, accrochèrent assez violemment un carrosse à deux chevaux ; inquiète, je m’avançai pour voir s’il n’était pas renversé, j’aperçus dans ce carrosse madame de Vernon seule, et la tête appuyée contre un des côtés de la voiture. Je ne sais si c’était l’imagination ou la vérité, mais je la trouvai singulièrement pâle et défaite ; un cri d’étonnement m’échappa en la voyant : elle me regarda d’un air qui me parut triste et doux. Vous l’avouerai-je ? un mouvement involontaire me fit porter la main au cordon de la voiture pour l’arrêter ; il n’y en avait point, et les chevaux m’avaient déjà emportée à cent pas d’elle ; mais je sentis, par cette épreuve et par l’émotion qu’elle me causa le reste du jour, combien j’avais eu raison en évitant de revoir madame de Vernon.

Les souvenirs d’une longue et tendre amitié se renouvellent toujours quand on se représente celle que l’on a aimée comme souffrante ou malheureuse ; mais je sais trop bien que madame de Vernon ne me regrette point, n’a pas besoin de moi, et je m’éloigne d’elle sans avoir à cet égard le moindre doute.

LETTRE XL. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Fontainebleau, 27 novembre.

Ah ! mon Dieu ! que j’étais loin de prévoir l’événement qui me rappelle à l’instant même à Paris ! La pauvre madame de Vernon ! il ne me reste plus de traces de mon ressentiment contre elle ; je me reproche même… Je ne sais ce que je me reproche ; mais je serai bien malheureuse d’avoir été brouillée avec elle, si je ne puis la revoir encore, la soigner, lui prouver que j’ai tout oublié. Je crains de perdre un moment, même